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L’opulence de la reconnaissance (lettre 4)

Lettres à une jeune poétesse romande (4). Suite de la série d’été.

 

 

La-Cité-aux-Trois-Collines, le 17 juillet

« Personne ne fera attention à vous tant que vous ne gênerez personne. Veuillez donc ce que vous voulez sans timidité, sans crainte, sans hésitation. » Quel formidable conseil de Max Jacob ! Nul ne vous attend, chère Leïla, personne n’a vraiment besoin de vous, et ce système ne vous est peut-être pas favorable. Pourtant, vous deviendrez bientôt nécessaire pour tout un milieu, par vos actes, vos textes, votre manière d’être en poésie. Votre place est à créer, plus qu’à prendre, sans vous excuser d’avance, sans crainte des territoires, car vous vous déployez déjà par-delà les territoires, sans imiter une école. De toute façon, vous ne pourrez pas ménager les lopins artistiques de chacun ; ou alors, vous resterez dans les limbes de l’indifférence. C’est une loi pour ce milieu, et plus votre énergie gagnera en ampleur, plus vous susciterez des réactions fortes, favorables souvent, pas toujours agréables à entendre parfois. Chacun vous projettera son monde, chacun vous tendra la main selon ses valeurs. L’entrée en poésie implique des perturbations, des adaptations, mais aussi, vous le verrez, des amitiés durables.

Je comprends votre colère : la réponse envoyée par ce poète, auréolé de prix, démontre avant tout sa sécheresse de cœur, un mépris pour les jeunes auteurs, qui vise certainement à asseoir sa position. Pourquoi exiger que vous cessiez d’écrire, sous prétexte que trop de gens évoquent des banalités aujourd’hui ? Il y a peut-être trop de livres médiocres, mais il ne vous a pas lue, cela se voit. Il vous chasse par habitude, sans explication. Malgré lui, ce poète vous rend service : l’énergie qui monte en vous en ce moment fortifie votre besoin d’écrire « contre ». Vous le verrez, il y a tout un art pour tirer la langue à l’adversité, sans avoir à préciser ce qui anime exactement le bout de la langue. Alors, écrivez, avec ironie ou rage s’il le faut, au lieu de vous offusquer : ce poète a peur, c’est tout, et la peur instaure des bornes et avec elles des communautés de bornés. Regardez bien : son élan se raréfie, sa source s’assèche. « Il fait blanc / Il fait blanc ici », écrit quelque part Aurélie Foglia. Ces vers me font assez étrangement penser à lui pour d’autres raisons. Il vous en veut d’arriver avec votre énergie. Soyez la bienvenue, Leïla !

Bien évidemment, je regrette que ce poète ait pris ce ton pour vous répondre. Au nom de beaucoup, je vous prie d’excuser cette attitude hautaine, parfois tolérée dans les arts, qui laisse croire qu’un peu de talent excuse, voire justifie, son poids de malveillance, de narcissisme et, comme cela arrive aussi parfois, de séduction pâteuse. On y voyait jadis des « audaces », un côté « déjanté » de la poésie (vin, rock, drague, drogue) ou une folie qui signait (ou singeait) la génialité. Dans votre lettre, vous liez à juste titre une telle attitude à celle de « cette directrice de collection française qui a parlé pendant trente minutes d’elle puis, en soutenant longuement son regard, de la nécessité d’explorer une sexualité non hétéronormée pour devenir poétesse, sans doute (le laissait-elle entendre) avec elle ». Je lis tant de subtilités dans les poèmes, et vois tant de maladresses dans les comportements. Leïla, il est bon de cracher au visage de vos interlocuteurs sans ouvrir la bouche, avec une infinie bienveillance, car certains d’entre eux touchent le fond sans gagner en profondeur.

Et vous ? Comment vous comporterez-vous dans vingt ans ? Recevrez-vous suffisamment de reconnaissance ? Aurez-vous de la gratitude envers vous-même ? Parviendrez-vous à vous en contenter ? Continuerez-vous une lutte pour certaines idées ? Réussirez-vous à ne pas ironiser sur un milieu, à ne pas être rancunière, à rester accueillante ? Un jour, Jorge Luis Borges décide de récrire un recueil de jeunesse, et son propos liminaire reste exemplaire : « Je n’ai pas récrit le livre. J’en ai mitigé les excès baroques, j’ai limé des aspérités, j’ai biffé des sensibleries et des imprécisions et, au cours de ce labeur parfois agréable, parfois gênant, j’ai senti que ce jeune garçon qui l’écrivait en 1923 était essentiellement – que veut dire essentiellement ? – le monsieur qui à présent se résigne ou corrige. » Au quotidien, je relie ce que je suis aujourd’hui avec cet adolescent de 16 ans fasciné par la poésie et qui voyait le mur de Berlin s’effondrer. Le risque de l’assèchement existe, et il détériore la source qui vous donne cet élan aujourd’hui. Nous devons tous préserver cette source dans les différents états de notre vie. Sinon, l’insomnie vient nous interpeller avec ce que nous ne voulons plus voir. Je vous écris cela, sans forcément l’avoir toujours réalisé moi-même. Il est aisé de l’écrire, moins de le vivre. Mais j’essaie, et vous invite à le faire.

Un problème me fait toujours réagir, comme un sentiment d’injustice trop aïgu : le mépris et l’humiliation des plus vulnérables en poésie. Souvent, je me dis que l’économie, malgré ses injustices dans la redistribution des richesses, est bien plus régulée que les arts. Au moins, on ne s’y moque pas ouvertement des mendiants, des pauvres, en les traitant d’imbéciles. Il y a beaucoup de mendiants en poésie ; peu d’imbéciles. Je regrette les moqueries faciles face aux poèmes d’enfants, aux poèmes de la Saint-Valentin, aux concours d’amateurs, même si certains textes sont médiocres esthétiquement. Mais je regrette aussi l’ironie face aux « poètes du dimanche » ; et Jan Baetens a formidablement traité de ce problème. Un auteur me disait qu’il refusait d’aller au Marché de la poésie à Paris, car il y voyait une nouvelle « cour des miracles ». Ce poète était justement le plus quémandeur de tous ! Je le revois m’écrire chaque année : « Mon nom n’apparaît pas dans ton dernier livre ! », ou encore, « Pourquoi ne m’as-tu pas invité à ton festival ? » Ces doléances sont devenues un rituel entre nous, lorsqu’il appuie sur le trémolo des victimes : en poésie, même les Judas se plaignent de porter la croix.

Les plus dotés ne devraient-ils pas créer des collections, des numéros de revue, des prix, des anthologies, pour les moins reconnus ? Être des incitateurs, des modèles, des stimulateurs ; en tout cas pas des roitelets qui attendent les signes du respect ? Sinon, nous reproduisons les pires travers de notre système, en jouant aux résistants dans nos textes. Dans un espace opulent, avec de nombreuses richesses, la reconnaissance reste le bien le plus inépuisable à redistribuer. Aussi, plus votre milieu gagne en force, plus vous avez de chances qu’il vous fasse rayonner. Cet altruisme devrait même plaire aux plus égoïstes d’entre nous ; simplement par utilitarisme. En Suisse romande, vous n’avez de toute façon pas le choix, vous êtes plongée dans une superbe périphérie de la poésie. Si vous ne pensez pas à l’ensemble, vous resterez un instrument pour beaucoup d’autres, qui s’établissent comme des centres en regardant les forces à capter autour d’eux ; ils vous traiterons alors de « suiveuse », car ils se veulent les maîtres d’une école. Or, en poésie, on le cache souvent, mais il n’y a que des « provinces », comme l’a dit Auden. Un espace mondial de provinces à comparer, à distinguer, à rassembler.

Tous les poètes ne sont pas des saints, mais tous les appelés au sacrifice attendent malgré tout une petite récompense dans le paradis de la reconnaissance. La vie exemplaire en poésie demande davantage que ces légendes et cette religion de l’art. Car, pour parvenir à ce que vous voulez devenir, il va falloir forger votre exemplarité poétique tout autant que des poèmes. Rappelez-vous de cette règle : au début, on vous lira peu, on vous jugera beaucoup. Agissez comme vous écrivez, vivez comme vous agissez.

Vous l’aurez compris, je ne vais rien vous cacher dans mes lettres.

Une main amie,
Antonio