Julie Delaloye lit
Anne Bregani, Pour un carré d’herbe verte (éditions Le Temps de l’arc, 2022)
Avant tout, il y a un titre. Qui agrippe, un regard, une main à la rugosité reconnue… Des mots qui s’engouffrent dans un creux et résonnent avec une étonnante épaisseur, rompant la solitude d’une matinée de novembre par une interrogation, qui est déjà presque une réponse. Il y a un titre, avant tout.
«Pour un carré d’herbe verte»… Et se donne à sentir un ailleurs et un ici, un lieu vrai, dépourvu de nom, et où viendraient s’inscrire les visages et les pas de ceux qui ont un jour marché, les disparus. Une herbe verte dont la fraîcheur garde trace et mémoire, tout en s’ouvrant à la possibilité d’un reverdir plus vrai, pour ceux qui marchent encore. Et c’est cela qui transperce dans tout le recueil d’Anne Bregani, «Pour un carré d’herbe verte», une frontière entre le visible et l’invisible, porté par une langue qui croit intensément à la poésie et qui fait sienne un pays d’ombres et de présences, jusqu’à faire sentir plus que ce qui est immédiatement donné. Quelque chose qui trouble et avive le regard.
Dès l’exergue, puis le Nota Bene, il nous est donné à comprendre pour qui s’écrivent les mots, aux frères et sœurs, aux séparés sur l’autre rive, vivants pourtant jusque dans ce cœur de feu, qu’il faut chercher et protéger, pour que demeurent les mots:
Ne laisse pas s’éteindre
Ce feu
Tu es
vestale
de ce cœur rouge
où tu forgeras
l’épée de la parole
les mots brillants
qui diront
le désir
et la demeure.
Un livre de séparation, frappé par la disparition brutale d’un frère, où l’absence devient le miroir étincelant d’une présence au monde. Car, pour qu’il y ait séparation, il faut avant tout qu’il y ait eu un lien, étroit, privilégié. Entre les hommes, la nature. La parole, elle, se donne à vivre comme une bataille (l’épée de la parole), ou du moins comme un enjeu, pour tenter de traverser, relier les passages, et guider les berceaux entre les deux rives, l’ici et l’ailleurs, le désir et la demeure. Car le poète est peut-être avant tout un passeur ainsi qu’un veilleur, comme suggéré dans ces deux parties «Le Chemin de ronde» et «Veilles». Le poète veilleur devient porteur des traces qu’il a pu, qu’il a su voir, et qu’il se doit désormais de protéger.
La lumière t’a visitée
dans l’ombre blanche
du papier
tu as gardé trace
de cette rencontre.
Protéger, car il y a aussi un enjeu d’humanité et de fraternité dans ces mots, qui dénoncent notre «perverse ignorance» et «notre inhospitalité sans limite», dans «Mare nostrum», où pulsent, dans un vibrant poème, mers, frontières et migrations des rejetés. Le langage sauvera ce qui reste, «quand la peste de nos peurs issues de lèvres menteuses redeviendra parole».
Poésie des passages, la nature en est le témoin privilégié dans l’écriture d’Anne Bregani. Le recueil s’ouvre avec «L’esprit de feu», dont l’automne et son mélèze battent le plein et le vide, d’un temps qui se voudrait aboli, ou mieux recommencé. Retrouvé? La nature est partout, dressée, éblouissante, ardente, se fait légère, aérienne dans la partie nommée «Aérien», par la gentiane et l’ancolie, le vent, le mélèze encore, par un septembre vert, et les oiseaux
Prestes joyeux bleus
Cet été encore
Les cris ailés des martinets
jusqu’à écrire pour qu’une présence oriente le cœur. Mais la nature n’est pas dupe de sa beauté, elle sait aussi être révélatrice du deuil et d’un assombrissement toujours présent. Dans «Cœur invisible», la parole au frère se joue dans un «cœur assombri», le magnolia n’est plus regardé, la tristesse, elle, se savait connue.
Mon frère
De la haute et profonde mer
L’insondable tristesse
Comme nous savions qu’elle existait, qu’elle existait
Ce qui frappe encore dans la voix qui parle ici, c’est son enracinement dans un corps, une voix qui prend naissance dans l’os, les vertèbres, le sternum, et que l’on sent vibrer entre les côtes et la colonne, jusqu’à soulever la cage thoracique, pour rendre souffle au-dehors. La brièveté de certains poèmes donne à palper cette mécanique de la respiration, par l’écriture sur un fil, en un peu de mots qui sait dire le nécessaire, l’essentiel, juste avant de devoir reprendre son souffle. Le corps, comme le carré d’herbe, devient le lieu de la poésie, un territoire qui se fond avec l’univers, fusionne avec les éléments, pour en absorber tout le sensible. Dans le poème «Ouverture», os et muscles, chair et tendon, système nerveux et racines permettent un nouveau passage entre le corps et l’esprit.
Pour finir, revenir une fois encore au titre, à cette interrogation soulevée un matin de novembre, «Pour un carré d’herbe verte», et ce pressentiment consolateur d’un ailleurs, d’un outre-pays derrière les mots. Y répondre par le dernier poème issu de «Veilles», donnant lui-même sous forme de questionnement à suivre les traces éblouissantes laissées sur la neige par l’écriture et qui irradient tout le recueil,
Quand viendront les voix inhumaines
Y aura-t-il un Veilleur éblouissant
Pour nous faire passer
Entre les tentes?
L’un par l’autre 15
23 janvier 2023
© Association Lyrical Valley