Des questions sur l’esthétique, l’appartenance, les visées de la poésie sont posées à une quinzaine d’auteurs. 3000 signes environ sont accordés pour répondre.

enquête #4


22 avril 2016

Que faire du vers libre aujourd’hui ?

Alors qu’en France le vers libre subit une crise importante depuis les années 1990, il semble qu’en Suisse romande il reste une forme privilégiée. Avez-vous utilisé ou utilisez-vous ou avez-vous rejeté le vers libre ? Pourquoi cette forme vous semble-t-elle plus « efficace » ou plus « souple » que les vers réguliers ou la prose ? N’est-elle pas trop instable pour fonder une nécessité ? Se réduit-elle à séparer des cellules syntaxiques par du blanc, comme le suggère Jacques Roubaud avec son « vers libre international » ? En quoi le vers libre dépasse-t-il un simple arrangement graphique ? De manière plus large, la forme participe-t-elle à vous inscrire en poésie ? Et faut-il qu’elle manifeste du blanc ?

 

Eluard_Dominguez

 

 
Réponses de : Françoise Delorme, Patrice Duret, Vahé Godel, Ferenc Ráckózy, Antonio Rodriguez, Jacques Roman, Pierre-Alain Tâche, Laurence Verrey, Frédéric Wandelère.
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Françoise DELORME

 

Comme d’autres formes par le passé, le vers libre est devenu une tradition. Dès lors il s’avère nécessaire de raviver sans cesse son efficacité comme de s’en méfier en interrogeant les conventions qui la constituent. Certes, le vers libre subit une crise, en Suisse aussi, même si elle y est plus discrète.

Mais cette crise n’est peut-être pas seulement celle du vers libre, plus dépendant qu’il ne s’imaginait des formes qu’il prétendait combattre, comme les métaphores libérées des surréalistes se sont révélées prisonnières de bien des impensés. Le désir de règles repérables et, surtout, de règles partagées — concernant l’essence même du vers — semble animer aujourd’hui la poésie, tous pays et toutes langues confondues et à des degrés divers. Ne prend-il pas racine dans des bouleversements sociétaux autrement plus vastes ? Ces perturbations seraient créées, entre autres, par une « détemporalisation de la vie »1, une fragmentation mortifère remuée en tous sens par un flux constant et accéléré de moins en moins discernable, accompagnant une violente « déterritorialisation »? Ces bouleversements provoqueraient une sorte de « renaissance », élaborée avec des bribes érudites de savoirs anciens, de nouvelles combinatoires complexes mâtinées de vers libres revisités et de proses qui s’affranchissent ou non de leur statut de prose. Cette Renaissance aurait pour dynamique de réhabiter (réinventer?) le Temps par une poétique qui redonnerait toute son importance au vers ; elle en proposerait de nouvelles définitions à réfléchir, à discuter, qui ne seraient pas une contre-réforme, mais plutôt — et paradoxalement — une ouverture, un appel d’air.

Pour moi, il me semble inventer des formes à chaque fois singulières en fonction d’un poème précis — c’est-à-dire un ensemble de textes (de vingt à quarante pages assez régulièrement, je mentionne cette particularité, car elle est, en jouant sur la longueur et l’agencement de plusieurs fragments qui se suffisent à eux-mêmes ou non, une des dimensions du poème). Se mêlent presque toujours vers (libres, biens sûr, mais aussi vers comptés, vers plus ou moins comptés, plus ou moins rimés, répétés d’une manière plus ou moins aléatoire) et petits poèmes en prose ou brefs récits. La forme naît, soudain évidente, sans décision préalable, en entrant en matière. Elle devient une matrice, pourtant inconnue à l’origine; elle édicte ses règles, alors assez contraignantes.

La lectrice avide des poèmes des autres croit avoir remarqué que chaque poète avance, à la fois gouverné par des règles qu’il accepte et auxquelles il déroge plus ou moins consciemment, des « souvenirs de tradition » et par le désir d’ouvrir des chemins, même avec ce « vers libre » jamais vraiment libre, mais toujours si vivace.

Et les mouvements de rupture et de suture à l’intérieur des oeuvres et entre les oeuvres des uns et des autres donneraient à rêver un élan commun garantissant un espace et un temps publics à toute renaissance, si celle-ci devait advenir. Et elle est en train d’avoir lieu, sûrement.

1 voir les développements philosophiques et politiques de cette problématique dans Accélération, Une critique sociale du temps / Hartmut Rosa

 

 

*

Patrice DURET

 

Ma pratique du vers est libre. Attention, je n’ai pas dit « je pratique le vers libre » ! Je laisse venir. Si l’envie, la fantaisie me prend de fixer ma métrique, le temps de quelques poèmes : je prends. Pixel Corazon (Ed. des Sables 2014) est composé uniquement d’hexasyllabes et d’octosyllabes rimés. Les quatrains de L’Exil aux chemises mouillées (Samizdat 2010) sont tous tétrasyllabiques, etc.

Tout est question de rythme : du rythme que je désire inscrire à ce moment-là, etc

*

Vahé GODEL

Vers libres ou non…, vers ou prose…, qu’importe… : comme le poète anglais Nataniel Tarn, je pense que « la poésie, c’est le bruit que je fais quand je suis le plus moi-même » !

 

*

Ferenc RACKOZY

 

En vers et contre tout

 

Je ne puis m’empêcher d’observer un fait singulier et troublant : quiconque ouvre un livre de poésie sera tout d’abord frappé par la distribution des signes sur la page. Même s’il n’y trouve qu’une apparence de prose, des blocs hiératiques d’écriture, dans l’esprit du lecteur la référence au vers demeure, comme une mesure, une capacité à dessiner un parcours intime de mots aux jointures du langage. Ces mots, on s’attend qu’ils s’étagent, s’effritent, s’éboulent par rafales et séries, à l’instar de ces fragments de temps qu’ils sont censés emprisonner. Pour le commun des lecteurs, il est même entendu que cela constitue l’essence du travail du poète, dont le métier consiste « à être conduit par l’avalanche » (Dominique Fourcade). Il ne s’agit pas seulement d’ « aller à la ligne », comme on voudrait nous le faire croire.

 

Le vers, la stance ou la laisse emportent dans leur chute ce qui est à tous, cette part d’humanité de laquelle nous sommes si mal assurés.

 

Est-il utile de le signaler, je ne suis pas un théoricien de la poésie. Quand j’écris, quand je m’adonne à ce travail de coupe et de filage, je cherche en moi une façon de faire acte de langage, et cet élan supporte mal la prudence. Il y a certes une facilité du vers, une platitude du blanc, en porte-à-faux avec tout effort de style, ce qui donne trop souvent ce côté débraillé aux poèmes qui s’affichent un peu partout.

 

Le vers s’est libéré, et un certain pathétique s’est introduit dans cette liberté.

 

Et, néanmoins, le vers continue à nous émerveiller. Marque génétique du poème, il souligne (cadence) et déborde sans cesse (enjambement). Il est intime comme le murmure d’une voix proche et amie. Il est mise en scène de notre nudité.

 

Les vers sont comme les haillons du roi nu : ils le couvrent, mais le couvrent à peine. Ils lui confèrent une vertu un peu désuète, ils le forcent à se pencher pour garder ses hardes sur le dos, jusqu’au moment où le roi décide d’enfin aller se coucher. La forme du vers (qu’on appelle aussi chant) nous rappelle qu’il n’y a pas de vie sans rythme, pas d’identité sans une forme de permanence sautillante, mais qui toujours nous rejoint dans notre être-au-monde. Le chant englobe le corps, il en prolonge les nerfs, les muscles de la main qui tremble comme un sismographe sur le papier.

 

Personne ne semble s’en douter, mais il n’y a rien de plus difficile que d’écrire de bons vers. Il y faut de la poigne, un don et une patience infinis. J’ai souvent essayé de m’en passer. Je les ai quittés, je les ai reconduits. J’ai commencé à faire des films pour changer de pays, apprivoisant cet autre langage qu’on nomme cinématographique (une autre pellicule d’images également poétiques et encore en mouvement !), tout ça pour ne plus avoir à souffrir leur tyrannie. Mais ils m’ont toujours repris dans leurs nasses, de sorte que je me retrouve comme à quinze ans, formant des poèmes qui me prouvent que je n’ai rien appris.

 

Alors je tourne les rimes comme si c’était la première fois. Je conquiers de modestes territoires qui s’effondrent aussitôt sous mes pas.

 

Quand je remue les vers, je remue ma propre vie.

 

*

Antonio RODRIGUEZ

Je reviens à ma bestialité, la poésie.

Depuis quelques années, le monde semble somnolent le soir, lorsqu’il suit les aventures de quelques policiers fatigués qui découvrent une jeune fille mutilée, et passent des heures à débusquer l’adroit bourreau qui l’a ainsi débitée : ça doit détendre, et à tous on souhaite la «bonne nuit », bravo les gars, bien bossé, nous aussi on ferme, on baisse les stores et les paupières ; mais, poésie, tu entends, nous frottons la matière sur les prés de ta couette, comme des grillons, ou nous scintillons dans la nuit comme des lucioles. C’est là, entre nous.

Sous tes yeux, une scène se déploie, volante, féérique, non une histoire, une scène bien loin des théâtres. Dès la première page, une forme vient, un truc rythmé et imagé qui tient, comme ça, sans gêne devant tout le monde, comme si le poète était devant nous, face à toute la prose du monde et aux échanges huilés, ça te dérègle un peu si tu veux, on s’habitue progressivement à ce grain, à ce granuleux, à cet agrandissement de la poussière, c’est une musique, peu à peu ; sinon, si tu n’aimes pas, rien, tu baisses tes paupières, ta respiration te suffit, alors bonne nuit, on se retrouvera peut-être un autre jour, et tu t’endors entouré du policier qui sent l’alcool et de la jolie mutilée qui pleure encore un peu.

En poésie, toute les formes sont bonnes, même la vidéo, mais je redoute malgré tout les facilités du vers libre, aujourd’hui, qui offre une scène un peu trop visible, prévisible, et alors insuffisamment rythmée. Aujourd’hui, et non à la fin du XIXe siècle. Imaginons de la brume en poème facile :

automne sans feuilles
je m’enveloppais tristement
dans ton drap blanc
monotone

Qui bâtit sa scène ainsi, en vers libres, perd en rythme ce qu’il gagne en effet d’annonce. « Attention, poésie », le vers libre en offre l’évidence, à côté de ton lit, pour devenir ta luciole ou ton grillon, et pourtant, syntaxiquement, ce vers reste proche de la prose : « automne sans feuilles, je m’enveloppais tristement dans ton drap blanc monotone ». C’est facile, et ça marche. Je connais peu de débats sur le vers libre en Suisse romande ; beaucoup en France où l’on s’en méfie, mais on se méfie de tout en France, et il est suspect de ne pas se méfier. En même temps, Roubaud souligne : même les plus gauches de la langue peuvent t’en faire voir de la poésie en vers libres, dans toutes les langues, ou te la proférer avec de la voix posée, ça marche.

Mais, plus que le vers libre, ne faut-il pas redouter les excès de blanc aujourd’hui ? Le gain en visibilité (la scène poétique) enlève la puissance rythmique. En disloqué, minimaliste, avant-gardiste :

sans
feuilles
je —
m’
envelop-
pais

dans

ton
automne
drap mono-
tone

tris-
tement

 

En poésie, le blanc possède maintenant la valeur de la cadence dans les vers réguliers du XIXe siècle, une consistance sûre, pourtant contestable en raison d’un processus devenu systématique, marchant à tous les coups, et aussi monotone que l’automne, ou que l’hiver.

Crise de blanc, aujourd’hui.

Je respire mieux en prose poétique, et j’ai l’impression que de nombreux poètes s’accordent davantage d’ampleur par la sortie du dispositif versifié, pour transformer la prose. Ainsi de Philippe Jaccottet, bien moins direct et toujours audacieux en prose ; ou encore de Francis Ponge, lorsqu’il tente sa « figue de paroles », fugue d’une prose poétique ressassée. Me vient surtout le point ultime de Mallarmé que je crois moins résider dans le Coup de dés que dans ses proses poétiques et critiques (Le Mystère dans les lettres, Quant au livre). J’aime lorsque la ligne révèle ses trous au moment de la parcourir, par surprise, et non avant d’avoir commencé à la lire : devant le sillon, le bœuf sait qu’il lève des pierres à tout bout de champ.

Dans mon expérience, la prose poétique garantit le jaillissement poétique le plus dense, car le plus comprimé, retenu à la limite, subitement fulgurant dans l’entre-deux ; et cette phrase banale chante mieux, je le sens :

… dans le drap sans feuilles, j’enveloppais tristement mon automne et, blanc, tristement sans feuilles, dans le drap monotone je m’enveloppais…

rien de théorique ici, c’est simplement quelque chose qui sonne mieux à mes oreilles (à mes yeux), je cherche peut-être un autre blanc (de la syntaxe, du sens, des répétitions) que celui de la spatiale mise en page, qui écrase la subtilité du lecteur par des panneaux d’indications, pour s’assurer d’être en « poésie » — a-t-on si peur d’y échapper ? — mais c’est là mon expérience, que je partage avec toi, pendant que tu me caresses la fourrure et que je désosse encore un peu la carcasse.

 

*

Jacques ROMAN

 

De la haute couture plutôt que du prêt-à-porter

 

Je suis si fatigué du iambe à quatre pieds

Alexandre Pouchkine

J’ai toujours en tête cette phrase de Jean Cocteau : Demander à un poète de parler de poésie c’est demander à une plante de parler de botanique.

D’où, d’abord, une réticence à répondre à votre questionnaire. Dépasser la dite réticence signifie ici partager l’expérience sensible, tel ce souvenir d’une nuit d’insomnie durant laquelle j’entendais le battement des volets. J’attendais le prochain battement ainsi qu’un compositeur. J’attendais de l’image des volets et du son qu’ils puissent faire se lever en moi une forme apaisante.

Et que vous répondre au sujet de la crise du vers libre en France depuis 1990 ? Ne m’importe que la crise salutaire, à convoquer urgemment si elle vient à s’absenter. Ce sont de neuves questions dont nous aurions besoin aujourd’hui devant l’ici et maintenant de la poésie. Ainsi qu’à la liberté je préfère les libertés, ainsi, au vers libre je préfère les vers cavalant libres, bien harnachés et conduits d’une main ferme tenant de solides rênes.

Au printemps 2014, les éditions Isabelle Sauvage (à Plounéour-Menez) publiaient Notes vives sur le vif du poème. De ces notes prises entre le mois d’août 2008 et le mois d’août 2012, j’écrivais :

Ces notes ne sauraient délivrer un savoir sur le poème. Elles ne font que rôder autour de lui, elles l’appellent, elles l’interrogent. Pour autant qu’elles révèlent des chemins, elles n’en tracent aucun. L’essentiel ici est que ces notes vives témoignent d’une foi dans le poème…

Dans la revue française Hopala ! Alain-Gabriel Monot rendant compte de l’ouvrage écrivait :

Jacques Roman renonce aux propos théoriques pour célébrer le poème en tant que corps érotisé de la parole, « abandonné à l’abandon ». Sa langue est charnelle, désirable, sensuelle.

On s’irritera peut-être de ce long préambule mais des questions sur le vers ne peuvent que concerner le poème lui-même. Si j’ai donc désiré publier ces Notes vives, c’est sans doute qu’un souci théorique hante quelque recoin de l’atelier et précisément dans cet atelier se trouve un livre qui me donne à penser que tout a été dit en ce qui concerne le vers libre : Problème de la langue du vers, écrit par le grand théoricien de la littérature et de la poésie Youri Tynianov a été publié en U.R.S.S. en 1924. Ce n’est qu’en 1977 qu’il fut intégralement publié sous le titre Le vers lui-même aux éditions Christian Bourgois, collection 10/18, traduit par un collectif autour de la revue Action poétique.

Tynianov indique de manière catégorique que le vers libre est lui aussi soumis à des contraintes, même si celles-ci peuvent paraître moins apparentes, il n’est donc pas « libre ». Pour le vers « traditionnel », le mètre se trouve réalisé dans le poème, pour le vers libre ce mètre se trouve remplacé par une orientation vers le mètre, par une équivalence de mètre. Donc le vers libre dépend dans une certaine mesure du vers traditionnel.

Evitant les pièges du technicisme faussement formalisant, Tynianov essaie de répondre que c’est une construction, une forme en devenir. Le rythme dont le mètre est la principale composante en définit la spécificité. Mais il semble que la présence de la coupe joue un grand rôle dans ce fonctionnement et on pourrait dans une métaphore quelque peu ironique en conclure que le vers, c’est ce qui est, dans le langage, coupé. C’est le vers qui fait sens.

Ce texte sur la langue du vers écarte les frivolités de la mise en tranches, pointe la singularité du poème et du vers face à la prose, permet d’envisager une analyse du vers libre, son intégration à l’analyse générale des exercices de la poésie.

Dans les années 1890, V. Wundt écrit : « Dans le vers ancien, la forme rythmique influe au plus haut degré sur le contenu sémantique ; aujourd’hui celui-ci s’exprime sous forme de rythme qui devient alors de plus en plus libre et s’adapte progressivement à l’émotion ».

Le vers libre est donc une forme métrique « variable ». Toutes les formes de vers libre sont loin d’être subsumées sous le concept de mise en ordre de leur construction syntaxique. L’importante signification dans le vers libre, du facteur des segmentations syntaxiques ne doit pas effacer le moment du mètre comme principe dynamique. Citons ces quelques lignes de Youri Tynianov :

Aujourd’hui le vers libre a remporté de grandes victoires. Il est grand temps de dire qu’il est le vers caractéristique de notre époque ; affirmer que ce vers est une exception ou qu’il est à la limite de la prose est une erreur tant historique que théorique (1924 !).

Pour ma part, il va de soi que je n’appelle pas vers libre le fait de mettre scolairement en vers une prose ! Le vers ne m’offre pas un matériau « à rythmer » mais un matériau déjà rythmé et déformé. Il ne peut me détourner du rythme car il est déjà soumis à son influence (oh ces volets qui claquent !). Je quête dans l’atelier l’unité d’une série de vers, la cohésion de cette série, je quête l’élan rythmé du matériau verbal, son caractère successif dans le vers.

Je ne suis en quête que de contraintes, seules à même de traduire cela qui me contraint. S’il est parfois un vers que je dirai de ligature, il en est aussi de rupture, voir dans un même vers la ligature et la rupture. La présence de la crise ? J’ai beaucoup appris du jazz !

Je ne vais pas à la ligne. La ligne me tire, me tire petit poisson au repos qui ne veut pas mourir… De même qu’en musique la note est parfois remplacée par une durée (un temps) et un arrêt que l’on nomme pause, de même pour moi toute fin de vers est pause, ce que peut-être la versification italienne a nommé blanche italienne. Le blanc est la portée sur laquelle j’inscris les notes.

 

*

Pierre-Alain TÂCHE

Le vers régulier, à mes yeux, constitue non tant un défi proposé à l’esprit qu’une commodité qui n’est pas sans danger. Il tient d’abord de la recette de cuisine, ce qui vaut aussi pour la rime, pour s’ériger bientôt en dogme. Il aime alors à faire croire que le respect de la règle est garant de la réussite du poème. Or, je ne parviens plus à penser que le mérite de ce dernier puisse se mesurer à pareille aune.

La forme fixe pose un cadre avant même le premier mot. Et, du même coup, elle fige ce qui devrait rester fluide. Le poème alors n’est plus cette avancée incertaine, cette quête obscure qui doit être conduite sans préalable ni a priori. Il s’assigne une fin et, parfois même, une dimension prescrite. Et le poète de remplir un vide convenu au lieu d’affronter un espace à définir.

Faut-il ajouter que la forme ne garantit nullement la substance ? Pierre Reverdy, déjà, notait qu’ « un sonnet peut être absolument parfait de forme sans que la moindre parcelle de poésie y soit incluse ». On peut certes en dire autant de vers libres qui ne trouveraient pas leur forme. Mais alors tout s’écroule et il ne reste rien, là où la forme fixe, prise en compte en tant que telle, pourrait encore faire illusion. Pour le dire autrement : ce n’est pas le sonnet qui rend Baudelaire admirable ! (Il lui arrive d’ailleurs de traiter le même sujet en vers et en prose.)

J’ai beaucoup utilisé le vers régulier, écrit de très nombreux sonnets. Souvent, la tentation de la virtuosité m’aura distrait de ce que j’avais à dire. Si j’ai abandonné cette pratique dès avant la publication d’un premier recueil, c’est qu’elle menaçait de devenir un but en soi. Ce renoncement n’a cependant pas eu pour effet de me détourner de la prosodie. Mais il m’a fallu trouver, au coup par coup, une métrique appropriée.

Le vers libre est seul susceptible de créer l’intervalle nécessaire et suffisant qu’exige le poème. L’aire de l’écart varie en fonction du contenu de la saisie. Il faut alors considérer, avec André du Bouchet, « que c’est le sens qui bouscule et bouleverse la métrique, qui défléchit ou infléchit le cours de la phrase ». Le sens, qui est peu à peu octroyé et non pas conquis dans un seul élan, impose un rythme, des ruptures, des suspens, parfois même des blancs. L’inverse n’est tout simplement pas concevable. Cela dit, je ne crois pas devoir négliger la musicalité du vers ; mais le sens ne saurait en aucun cas être subordonné à ce qui relève d’un besoin d’harmonie. Toute concession au chant devrait ainsi être tenue pour une facilité.

Faut-il vraiment insister sur le fait que privilégier le vers libre n’est nullement céder au laxisme ? Prétendre que c’est là moyen d’évacuer ou de contourner la difficulté est faire preuve de cécité. C’est, en effet, refuser de voir que chaque parcelle de notre appartenance au monde se doit d’être cernée d’aussi près qu’il se peut. Ce que le poème veut transmettre requiert une structure organique à la fois ouverte et resserrée sur le sens. L’enjeu est de trouver, à chaque fois, une adéquation du sens et de la forme – et cela peut prendre beaucoup de force et de temps.

Je parle ici de l’usage d’une liberté qui ne peut être qu’exigeante. La seule règle que je m’impose est déduite de ce constat. Quant au résultat (la poésie ?), il est vain d’espérer s’en tirer à bon compte : j’accepte ainsi d’être jugé sur pièce. Tout le reste est discours.

*

Laurence VERREY

Sur le long chemin d’écriture, j’avance guidée par un diapason, par les rimes de la pluie et de la nuit, vers une oreille musicale intérieure.

J’écris d’instinct, en lutte avec la matière.

Tailleuse de pierres ? Voleuse de feu ? Moissonneuse de brouillard ?

Au commencement, j’ai vu ma main se réjouir sur le papier. Rechercher la compagnie des mots, leur nudité d’anges arpentant l’échelle entre ciel et terre, m’entraînant dans leur souffle. Devenus les alliés d’une jubilation, d’une tempête.

(L’écriture à ce stade ne cherche pas encore sa forme, toute à son étonnement d’émerger.)

Plus tard, l’œil se veut architecte, réclame une table, un terrain où déposer l’ouvrage en cours. Il lui faut apprivoiser le territoire de la page.

(On n’écrit pas sur le ciel, mais dans un petit clos où l’infini va tomber goutte à goutte).

Le vers libre offre au poème l’illimité des formes. L’adopter c’est accepter la désorientation, un saut hors des sillons connus.

Il permet l’invention de jeux graphiques (déhanchement insolite dans les marges — danse calligraphique des signes avec le blanc — enjambements, qui forcent le regard à avancer, à interroger les doubles sens – ruptures pour surprendre l’œil…)

Au commencement, après quelques sonnets et autres poèmes de forme classique, l’exigeante recherche des rimes – et de la longueur des pieds – me paraissant un corset trop serré, j’ai sauté dans le vers libre comme dans une robe ouverte, large et souple.

(Et pourtant, quelle musique les rimes, quel enchantement pour l’oreille ce seul poème d’Apollinaire, Les sapins !)

Mais le travail n’est pas moindre pour que le poème tienne et parle juste. Pour qu’il ait « de l’allure » ! Il faudra longuement chercher un accord, une cohérence entre l’idée première, les sonorités, l’effet graphique…

Poésie dont la logique se nomme intuition ?

 

*

Frédéric WANDELERE

Chacun fait comme il veut, quand il veut. Prend ou ne prend pas de risques, selon la méthode ou la non-méthode qui lui convient, lui passe par la tête, qu’elle soit mûrement réfléchie ou non – ce qui se voit d’ailleurs tout de suite !

Il y a mille formes de vers réguliers, ou plutôt mille formes de régularités qui peuvent, au besoin, se combiner avec des irrégularités intéressantes. Si l’invention ne marque pas la poésie, qu’elle soit en vers libres ou en vers réguliers, elle mérite la poubelle. La poésie est essentiellement forme, forme et sens fusionnant – je ne vois pas ce que vous voulez dire quand vous me demandez si « la forme participe à m’inscrire en poésie ». C’est du charabia. Charabia aussi une « forme qui manifeste du blanc » !

Réflexions sur la poésie : il n’y a pas que Roubaud ! Aucune réflexion sérieuse sur le sens et les formes de la poésie ne peut se dispenser de la prise en considération des livres de Roger Caillois (Approches de la poésie), de Paulhan, et de la critique de Jaccottet. Je ne conçois pas de pratique poétique qui ne s’appuie pas sur la réflexion.