Les éditions Samizdat viennent de publier un remarquable petit recueil de poèmes, Dans ma vie de renarde / In mia vita da vuolp. Une cinquantaine de pages, une poignée de poèmes, traduits du romanche par les soins de Denise Mützenberg, qui invitent le lecteur à naviguer entre les langues et faire connaissance avec l’univers poétique de Leta Semadeni.
Née à Scuol dans les Grisons en 1944, Semadeni a été enseignante, avant de se consacrer entièrement à l’écriture. La particularité de sa biographie est le bilinguisme, puisque ses proses et ses poèmes sont rédigés et publiés en vallader (romanche de Basse-Engadine) et en allemand. Le lecteur francophone goûtera quant à lui la proche étrangeté du romanche, aux sonorités de sources chaudes et de roches abruptes. Les courts poèmes, aux vers denses, nous convient à suivre le regard de renarde de l’auteure, qui capte les petits riens du quotidien, le passage des saisons, les lueurs de la nuit. « La renarde/ est prise au piège/ de tant d’histoires »
C’est bien d’une communion au monde qu’il s’agit, et de sa difficile réalisation. Dans cette quête, le bestiaire qui peuple le recueil fait office de trait d’union, de passeur entre veille et sommeil, vie et mort, silence et parole. A travers la figuration animale, le poète refait corps avec les éléments, avec l’élémentaire : « Je ne savais pas/ mon nom j’étais/ sans cesse juste là/ où la patte/ touche le sol », ou encore :
Je léchais le poil Eu lichaiva il fol
des monts dals munts
et tombai e crodet
sans peur sainza temma
dans la fougère dandet
aint il felsch
Les vers de Leta Semadeni témoignent d’un imaginaire imprégné de la présence du monde et des bêtes. Des bêtes, intermédiaires entre le paysage et le poète, qui surgissent des bois, des songes, des récits. Qu’elles soient sauvages ou domestiquées, leur présence insuffle au recueil une tonalité doucement irréelle, et anime la réalité d’une ambiance magique diffuse.
Des poèmes de loups qui errent affamés à travers vallons et montagnes, ou ces grandes chèvres suivies par les nuages qui rôdent autour des fenêtres, saluant d’un clin d’œil, puis tirant leur révérence : des compagnons d’errance, dont « la présence lumineuse » irradie l’existence. Et la métaphore aussi d’une immédiateté retrouvée aux mots et au monde : « Ivre/ le cheval parle/ ma langue ». Comme le poète, les animaux sont travaillés par la faim, la soif, c’est-à-dire une tension ou un désir qui appellent la parole : « La soif/ raconte des histoires » ; et qui incitent à rester à l’affût, éveillé et conscient de ce qui peut à tout moment surgir et chambouler la vie : « Toujours/ avoir à l’œil/ Le courroux/ des choses/ la nuit ».
Une vive attention au réel, une sensibilité exacerbée aux détails révélateurs de vie, et ce regard de prédateur prêt à tout moment à la parole (« La patte brûle/ prête pour l’assaut »), c’est peut-être cela l’état poétique d’une poète renarde. Le poème y devient ce lieu de rencontre, cet entre-deux, ce « petit murmure/ qui sépare l’aujourd’hui/ du jour à l’affût ». Et la poète est la traductrice-chasseuse de ces instants, de ces moments en étincelle où tout se rejoint : les règnes, les souffles, les chemins.
On ne cachera pas notre plaisir de lire les textes originaux en vallader : des sonorités de granit et de torrents, les consonnes qui claquent comme des rocs ou bruissent en buissons, ou alors c’est la futaie des voyelles, et leur goût de baies, de mûres et de fleurs transalpines. Des mots aussi qui ont une saveur particulière, puisque devenus rares et précaires (moins de 60.000 locuteurs), et qui vibrent évidents, simples et intenses sous la plume de Leta Semadeni :
Chaque mot Mincha pled
écarté sbütta
crie sbraja
Chaque mot Mincha pled
qui reste chi resta
appelle cloma
Les non choisis A quels na tschernüts
Les écartés A quels sbüttats
Et tous les mots E tuot ils pleds
pèsent paisan
le même poids listess
Eric Duvoisin