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Une géopoétique par bonds successifs : Jack Perrot

saltier grison, le dernier Jack Perrot, est sorti chez Samizdat.

 

 

 

tu marches tu marmonnes tu marches tu
maugrées tu échappes tu médites en pro-
menoir tu pourparles tu murmures midi tu
manges tu mâches tu masses les massifs vois
tu penses tu imagines tu vires tu mijotes
tu sales et remâches tu écris […]

 

Les résonances entre saltier grison et les Cantos d’Ezra Pound s’imposent dès l’abord. Un mouvement chaotique de langues et de signes, d’idéogrammes (ici les singuliers petits sceaux rêveurs — gravures sur pomme de terre, de Myriam Perrot) entraîne le lecteur dans une sorte de cosmogonie. Si celle d’Ezra Pound embrasse les langues, les gestes et les idées du monde entier, celle de Jack Perrot suit l’avancée d’une marche à travers les Grisons, dont un curieux portulan trace le cheminement des noms et donne à imaginer la liberté métaphorique. La découverte progressive d’un monde que le poète lui-même appelle une géopoétique se fait par bonds successifs, de col en col dont les beaux noms résonnent comme des notes de musique, profondes, rares: Tritt, Flüela, Fuorn, Alvra, Güglia, Surselva, etc… Flot de mots, flot de pas, flot de sensations, de gestes humaines entrevues, la vie se risque et le marcheur tente d’en faire un mouvant portrait:

 

pastoureau chemineau

tous vagabonds vagues à la parole

au carrefour des transhumances et des langues

débris et bribes à Beiva Bivio

italiano walserdeutsch surmiran puter

 

Le plaisir de rouler les mots dans la bouche comme les cailloux sous les pieds, de les entendre et de les prononcer (déjà à l’œuvre dans rue rost, un premier livre inspiré) se décline de toutes sortes de façons. D’autres poètes sont convoqués par citations et adresses, les mots s’attirent les uns les autres, se rassemblent en cascades, en boules compactes, en versets, en jeux multiples sur la page qui se mêlent et se démêlent, se répètent et se transforment, tous animés de la joie de nommer et d’être nommé:

 

t’appelles-tu

         véronique

                          azalée

                                                                               marguerite

                                            daphné

                                                             rose

         adonis

je serai compagnon rouge pipolet taquet

et le saxifrage et le saxifrage

qui n’en finit pas de changer de nom

 

Il s’agit, oui, d’une géopoétique, ponctuée d’extraits de psaumes traduits par Henri Meschonnic, mais aussi de l’impossible description d’une subjectivité qui s’ouvre à tout ce qui vient à elle avec tant de force de conviction. Les mondes (réels et artistiques comme les tableaux de Segantini, par exemple) que traverse le poète sont d’une densité et d’une diversité telles qu’il est appelé à dilater sa sensibilité et sa pensée. Et il poursuit aussi une réflexion sur la vie urbaine. Tout est invité, avec violence, dans un poème dont le souffle ébranlerait n’importe quel repli sur soi. Le lecteur est emporté dans un remuement qui le dépasse et le compose, le recompose pourtant sans cesse. À partir d’un point terrestre autour duquel il s’enracine, il promène une errance chaotique dans une langue française un peu chahutée (traversée par d’autres langues vivaces) à laquelle une longue marche étonnée par montagnes et vallées donne la forme d’un poème d’une grande cohérence, aux rythmes complexes. Jack Perrot convie nature élémentaire à « cœur joie » et « tournoyant », « coups de pinceau », « hommes et femmes philosophant au four banal », pour un chant de la terre dont la force lyrique transfigure ce qu’elle touche, malaxant les mots afin qu’ils renaissent, qu’ils surgissent hors de toute assignation à résidence, au-delà de toute convention:

 

la litanie de l’univers des idéogrammes pleuvent
pampres aux rayons de soleil plis d’un éventail
la psalmodie scandée nacelle dans le vent
le reclus aux eaux de Cavloc vocalise avec Han Shan

 

Françoise Delorme