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Enquête sur les lectures publiques de poésie

Neuf auteurs ont répondu à notre cinquième enquête, centrée sur les lectures publiques : Faut-il dire ou donner la poésie devant un public ? Le texte écrit ne se suffit-il pas à lui-même ? Les positions proposées, de par leur diversité, permettent de tracer quelques tendances principales concernant le rôle de la lecture du texte poétique en public. Les auteurs sont tous d’accord de défendre la lecture publique de la poésie, mais ils attribuent à la « traduction orale » des poèmes des vertus et des fonctions différentes.

 

Pour Frédéric Wandelère, la lecture par les poètes eux-mêmes lui a parfois permis de mieux « comprendre comment ils entendaient les questions de tempo, les tensions mètre/syntaxe, celles des rimes contrariant l’énoncé ». La lecture à haute voix peut livrer une « clé de compréhension, ouvrir une porte ». Cependant, il doute de la capacité d’un comédien de pouvoir satisfaire à une lecture sensible de ses poèmes, et les questions de performance ou de mise en scène d’un texte lui sont indifférentes. Il en est de même pour Pierre-Alain Tâche, qui se méfie du mélange des genres, d’un art total « qui additionne plus qu’il n’accroît ». P.-A. Tâche relève lui aussi qu’un poète, par sa propre lecture, peut ouvrir « à un autre niveau de compréhension du poème » ; il en donne pour exemple les remarquables lectures d’André du Bouchet. La lecture publique doit cependant s’en tenir à « l’exigence d’une interprétation verbale de l’écrit » dont P.-A. Tâche attend « qu’elle trouve une juste distance ».

On relève ainsi dans plusieurs réponses une certaine défiance de la mise en scène ou de la « théâtralisation » du texte poétique. Plusieurs auteurs réclament du lecteur une « justesse de ton » (Wandelère) qu’il est parfois difficile de trouver et de transmettre sans pathos ou surenchère dramatique : « être sur scène sans en faire trop ? Sans tomber dans le théâtral ? Ce dosage est toujours à remettre en question. S’ajuster à chaque lecture : devenir le plus « juste » possible » (Patrice Duret). Françoise Delorme abonde en ce sens, réclamant une lecture « au verre d’eau » : une lecture incarnée mais « simple », sans effets oratoires ou trop prolixes, laissant de l’espace à l’auditeur pour accueillir et recevoir les poèmes à sa guise, selon ses rythmes internes propres : « je préfère découvrir et apprivoiser les poèmes dans des livres, me laisser apprivoiser par eux. Les lectures publiques, je les préfère neutres, pour laisser du champs aux significations ».

Pour Cesare Mongodi, la lecture publique d’un texte poétique est un exercice qui demande au lecteur une présence physique, où la maîtrise notamment de la respiration permet de charger les mots de la juste émotion. Pour lui aussi, la lecture poétique ne doit pas « céder à la tentation du spectacle et de la surface », mais plutôt « stimuler l’auditeur à aller lire et relire le texte ». Cesare Mongodi, tout comme Frédéric Wandelère, relèvent l’extrême attention qui est requise de l’auditeur lors d’une lecture publique : du fait de l’extrême densité textuelle du poème, il est parfois difficile pour l’auditeur de rester concentré et de ne pas laisser son imaginaire se perdre dans les volutes d’une image ou d’un vers ; « l’effort de concentration exigé passe souvent les possibilités d’attention du public, et sa patience » (Wandelère).

Pour Gilles Jobin, qui arpente parfois la scène accompagné de musiciens, les mots « nous lient les uns aux autres ». Qu’ils soient lus ou proférés en public, les mots existent de leur vie propre, « voyagent », « circulent dans nos veines, dans nos interstices, et nos doutes » et rapportent de leurs migrations – entre les lignes et/ou les frontières – le pouvoir de « retoucher » le monde. « Ecrire/Lire/Dire » (titre de la contribution) : c’est ce pouvoir de rupture et de partage des mots que Gilles Jobin en définitive retient avant tout, sans faire de distinction entre le texte lu en silence en soi ou performé en salle. Car ce qui importe, c’est que « les lettres et sons nous frottent à la peau des mots ».

Enfin deux auteurs revendiquent la dimension « performative » de leurs œuvres, Patrice Duret et Heike Fiedler. Patrice Duret, mentionnant son goût pour les écrivains de la Beat Generation, a écrit des recueils « destinés à être lus en public ». En compagnie d’autres poètes, notamment Sylvain Thévoz, il apprécie les lectures sur scène et les collaborations avec des musiciens ou des vidéastes. Ces moments de « partage sonore, de mise en sonorité des poèmes » permettent de toucher un plus large public, et parfois même de convaincre certains auditeurs « non initiés » à la poésie de franchir le cap de la lecture d’un recueil : « s’approprie-t-on un univers poétique plus facilement avec une « béquille orale » ? ». La dimension sociale de la lecture publique est aussi soulignée par Eric Duvoisin ou Françoise Delorme ; la lecture offre l’occasion si précieuse de la rencontre entre un auteur et un public, et permet de « tramer des relations humaines dans notre monde en partie virtuel et tout en brèves circulations » (F. Delorme).

Enfin, joignant le dire par l’acte, Heike Fiedler nous propose une réponse pleine de jeu et de blancs. Relevant que « la question de la place occupe une place importante dans votre question », il semble que pour la poète et performeuse genevoise une réponse ne peut en fin de compte s’ébaucher et s’exprimer que sur l’espace de la scène, en acte et en voix. C’est donc non sans malice qu’elle renvoie le lecteur à une vidéo de ses performances, n’omettant pas au passage d’offrir un numéro de téléphone « pour toute question ou en cas d’urgence ».

Se positionnant clairement du côté de l’oralité, Heike Fiedler défend les vertus du dire au détriment de la « récitation » : « produire » un flux de paroles importe pour elle davantage que de se limiter uniquement au « déchiffrement » (P.-A.Tâche) musical d’un vers écrit. La performance est tout autant un risque (« lorsqu’on dit, il est impossible de revenir en arrière ou de modifier ») qu’un espace de liberté dans « l’inconnu » de l’instant.

L’enquête 5 se trouve ici.

 

Eric Duvoisin