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Pierre-Louis Matthey : œuvres complètes

L’expérience de lecture proposée par l’édition des œuvres de Pierre-Louis Matthey chez Empreintes est rare par son exhaustivité. Peu de livres en Suisse romande paraissent accompagnés d’un discours critique aussi important, aussi vif dans ses remarques et aussi argumenté dans ses réserves. Elle est vraiment passionnante, car elle permet au lecteur moins averti d’entrer dans la matière historique des poèmes d’un auteur en partie oublié, que peu liront encore. Mais ils le feront avec le plus d’ouverture possible, nécessaire à une approche attentive et accueillante. Ils liront cette œuvre dans une perspective plus large, réactualisée.

 

Il y a dans les cinq tomes des Poésies complètes de Pierre-Louis Matthey, publiés par les éditions Empreintes (1890-1970), composés tout au long d’une vie très contrastée, partagée entre une errance voyageuse, une posture dandy, dépensière, et un retrait solitaire plus austère, des vers inoubliables. Et c’est grâce à ces vers à l’intensité rare et si simple, à la musique troublante, que le lecteur finira les cinq tomes plein d’étonnement et de questions. S’il n’est pas sûr que Pierre-Louis Matthey soit le plus grand poète suisse romand, il est évident que la force poétique qu’il appelait de ses vœux dans sa jeunesse l’a habitée tout au long de sa vie. Son premier texte publié contenait des injonctions catégoriques :

Je crois que tu es trop paisible, que tu es trop sûr : tremble ton sol de bergerie! Agite tes pâturages; ouvre les sillons de tes prés jusqu’au feu rond qu’on dit qu’il est au centre des terres. Fais peur. […] Donne-leur un avertissement quelque peu volcanique…Que sais-je? Prépare-les à leur propre mort.

Le premier tome Seize à Vingt comprend le recueil éponyme publié en 1914 tout au début de la guerre, des documents rares, des poèmes épars, écrits avant la publication de ce premier opus, ainsi qu’une introduction fournie de Marion Graf. Elle signale dans cette préface que ce premier livre est « un recueil poétique architecturé, un Livre au sens mallarméen ». Oui, il s’agit d’une naissance en poésie, sortie lyrique de l’adolescence entre solitude douloureuse et désir d’amour, célébration d’une sensualité toute en tensions, entre bonheur et angoisse. Ce sera un livre important pour des poètes comme Gustave Roud, Maurice Chappaz ou Philippe Jaccottet, même si celui-ci a toujours tempéré son admiration, car il ne retrouvait pas assez souvent dans l’œuvre de P-L. Matthey l’émotion poétique qu’il attendait. Pourtant, ce livre se termine par un art poétique plutôt humble et particulièrement honnête, qui assume la fragilité d’une « poésie privée » :

Il faut ici que s’ouvre une oasis
Je ne la puis que très petite, étant mortel
[…]
Hélas, je sais déjà que je suis en plein rêve
(où sont mon corps, ses chutes : la forme de ma vie?)
Vous, vous sous le soleil, faites ce que j’oublie : –
Rêvez que ce que vous rêviez n’est plus un rêve.

« Rêvez que ce que vous rêviez n’est plus un rêve », ce vers aux subtiles répétitions rappelle une tournure dont il est coutumier. Elle consiste à créer une mobilité sensible à l’intérieur d’un mot dont le retour crée un mouvement qui se referme sur lui-même, tout en s’évidant à l’infini ; ainsi cet autre vers devenu à force tellement léger :

chemin simple que novembre faisait plus simple.

Le deuxième tome comprend Semaines de passion, sorti à la fin de la guerre en 1919, un riche dossier de documents, divers poèmes écrits entre 1915 et 1920. L’introduction situe le livre dans l’œuvre du poète. Poésie intime, là encore. Nulle trace de la catastrophe qui ravage l’Europe et le monde. Le poète célèbre l’amour, la découverte sensuelle et sentimentale de l’autre, du monde aussi, mais sous une forme dont la symbolique est un peu édulcorée, mais non sans charme :

Un oiseau renversé comme une grappe bleue
Sous le fardeau d’avril lissait ses douces plumes…
Une fumée au loin montait comme un soupir.
Un arbre sans effort s’élançait vers sa cime.

On comprend à la lecture de ces poèmes que P-L. Matthey ait été un admirateur de Thomas Mann dont il traduisait avec fougue La Mort à Venise. Une morbidité alanguie habite parfois ses propres poèmes qu’une vraie douleur habite cependant, traversée de doutes sur l’épaisseur véritable de l’existence humaine, sur la réalité sa propre vie:

– Ta voix dont tu es fier comme un voleur d’un vol
Qu’est-elle? Ô serviteur qui ne sers que lui-même…
Parmi les hauts courants et les ailes frivoles
Jamais un chant. Un cri parfois…

Homme, avec peine.

Le troisième tome occupe une place centrale, non seulement par ce qu’il est le troisième dans cette nouvelle édition, mais parce qu’on peut saisir dans Même sang (dont le sous-titre est Incantation), la méthode singulière que le poète désirait mettre en œuvre : « le livre d’évolution ». Les éditions successives de ce recueil montrent de substantielles transformations, la plupart entraînant les textes vers moins de spontanéité, plus de convention même, comme si le désir de perfection et d’allègement détruisait peu à peu la force de l’élan qui a initié les poèmes. Malgré un symbolisme souvent peu retenu, ils émeuvent par leur authentique sensualité et leur douleur aussi. Des vers d’une déroutante clarté se mêlent à d’autres moins réussis. Parfois, même une image un peu éculée se transforme au contact d’une sensualité réelle, sans fard :

Il s’endort, il s’endort sans moi : je brûle, absent.
Son corps moins déplié qu’une rose inconnue
S’abandonne au sommeil plus qu’un amant pressant…
Il soupire, étirant sa jambe nue…

La présentation, érudite et très enlevée de Marion Graf et José-Flore Tappy, d’une partie importante des variantes n’est pas pour rien dans le plaisir de la lecture. Il est vrai que ce sont elles, dans une pertinente mise en perspective, qui peu à peu posent la question du mystère de la poésie. Quand est-elle réellement au rendez-vous? Et pourquoi? Et qu’est-ce qui répond, finalement, au nom de poésie lorsqu’une technique de plus en plus affinée la tue aussi sûrement?

Le quatrième tome, rien que par son titre, Alcyonée à Pallène, déclare déjà que le parti-pris d’un certain maniérisme — obéissant à un courant artistique important en train cependant de disparaître, et qui s’est renforcé. Ce maniérisme se met souvent au service exclusif de la musicalité ou alors d’une vision spiritualisée du monde qui nuit à la saisie de l’expérience du poète, à sa transmission sensible au lecteur. Matthey ne dédaigne pas les tournures trop recherchées, les ornements rhétoriques, les images mythologiques empesées de métaphores volontiers obscures. Parfois réapparaît à la surface du poème la fraîcheur labile qui lui est propre, mais ce sera un peu comme si elle lui avait échappé, au hasard d’une strophe plus intime ou, par exemple, d’une adresse à C. F. Ramuz intitulée « Un verre de vin blanc » :

À petits coups noués
Te viderons-nous, verre
Que le vin jaune éclaire,
Verre aux bords embués ?

Le cinquième rassemble les traductions faites par Matthey tout au long de sa vie, traductions parfois très libres, où l’on a plaisir à rencontrer ce qui l’attirait dans la poésie des autres. En effet, ses traductions sont vraiment libres, et on y entend surtout ce qu’entend un autre poète. Marion Graf remarque cependant que « ses meilleurs lecteurs ont été frappés par « la parenté profonde » qui lie Matthey aux poètes qu’il traduit comme si la diversité de ces poètes avait disparu pour se fondre dans une seule et même voix ». Et c’est là, justement, que peuvent se rassembler les questions qui sont venues au cours de la lecture de ses propres livres. On prête l’oreille à une voix singulière qui attire par sa prégnance, par ses qualités musicales, sa fidélité au désir de donner forme à une intériorité. Puis, presque dans le même temps, il est difficile de la suivre, de l’écouter longtemps, sans se lasser. Une sorte de piège la compasse, l’enferme dans des images précieuses et convenues. Elle ne nous parle plus, s’éloigne de nous, et elle date même si elle continue, par éclats brefs, à briller jusqu’à la fin. Que l’on entende surtout la voix de Matthey à la lecture de ses traductions interroge : aura-t-il vraiment écouté les poètes qu’il aimait et laissé pénétrer en lui leur singularité ? Est-ce qu’il n’aura pas plutôt tordu leur voix comme il aura transformé l’image du monde jusqu’à ce qu’elle corresponde à sa seule volonté, sa seule image ? Est-ce qu’un trop grand désir de maîtrise, qu’une habileté technique aura servi au plus près, n’est pas responsable de l’affadissement progressif dune veine qui semblait si prometteuse ? Marion Graf, en concluant la préface de l’ensemble, avance avec une grande justesse : « Pour Matthey, le poème n’est jamais le réceptacle clos d’une émotion ni le point d’arrivée d’un processus de création. Ce statut fuyant du texte exprime le désir de totalité qui anime chacune de ses constructions anthologiques subjectives ». Ce qui est vrai des recueils l’est aussi de chaque poème pris isolément, même plus encore car le poème est moins labile qu’un recueil et oppose avec plus de force sa forme organique aux remaniements. Le désir d’une totalité parfaite, en encourageant l’élan de transformation, finit par éteindre ce qui se voulait plus dynamique, par enfermer ce qui se voulait libre.

 

À Saint-Claude (dans le Jura français), au musée de l’Abbaye, il y a en ce moment une magnifique exposition du peintre Ker-Xavier Roussel (aux côtés d’Edouard Vuillard). En y entrant, j’ai immédiatement pensé à Pierre-Louis Matthey. Une sensibilité exacerbée à la lumière, aux couleurs, au mouvement le plus intime de la vie, frémit dans chaque tableau — avec une intensité peu commune. Elle s’efface souvent, surtout dans les grands formats, au profit d’une pesante mise en scène symboliste de faunes, de corps mythologiques que l’on n’aurait jamais pu imaginer dans un contexte aussi proche des sensations. Difficile de comprendre le curieux mélange auquel on a affaire lorsque les vibrations les plus fraîches se mêlent à tant de pesanteur sémantique, qui fige à chaque fois l’ensemble. Pourtant, comme dans la poésie de Pierre-Louis Matthey, jamais ne meurt complètement la touche primitive, tellement juste, vivace.

 

Françoise Matthey

 

 

Photographie : Pierre-Louis Matthey © Fonds Pierre-Louis Matthey, CRLR.