Jeanne Wagner traduit
Rainer Maria Rilke, «Sonnet à Orphée II, 1» («Sonett an Orpheus II, 1»)
Souffle, toi poème invisible!
Toujours entourant le propre
être espace échange pur. Contrepoids,
où rythmiquement je m’approprie.
Unique vague, dont
je suis la mer en devenir;
toi le concentré de toutes les mers possibles,—
gain d’espace.
Combien de ces points d’espaces se sont déjà trouvés
au-dedans de moi. Tant de vents
sont mes enfants.
Me reconnais-tu, brise, toi, pleine encore de ces lieux autrefois miens?
Toi, alors écorce lisse,
courbure et feuille de mes mots.
Atmen, du unsichtbares Gedicht!
Immerfort um das eigne
Sein rein eingetauschter Weltraum. Gegengewicht,
in dem ich mich rhythmisch ereigne.
.
Einzige Welle, deren
allmähliches Meer ich bin;
sparsamstes du von allen möglichen Meeren, —
Raumgewinn.
.
Wieviele von diesen Stellen der Räume waren schon
innen in mir. Manche Winde
sind wie mein Sohn.
.
Erkennst du mich, Luft, du, voll noch einst meiniger Orte?
Du, einmal glatte Rinde,
Rundung und Blatt meiner Worte.
*
* *
Le poème qui ouvre la seconde partie du recueil des Sonnets à Orphée a été composé par Rilke, au terme de son élan créateur inédit, en février 1922 au Château de Muzot sur Sierre. Il est significatif par la place centrale qu’il occupe, ainsi que par sa forme profondément moderne et singulière. Il s’agit de l’un des rares poèmes du cycle à Orphée dont la position initiale a été modifiée. Il occupe désormais une place charnière et se réfère aussi bien au premier sonnet de la première partie, qui s’achève sur la mort d’Orphée, qu’au dernier poème qu’il annonce subtilement. Orphée disparu, le poète est la recherche d’une nouvelle source pour son chant en début de seconde partie. En quête de renouvellement, il invoque une condition nécessaire à la vie: la respiration.
Lectrice de longue date de la poésie de Rainer Maria Rilke, ma profonde admiration pour ce poème est née dans le cadre d’une réflexion sur la langue du poète tardif, maniant aussi bien l’allemand que le français. Approfondissant alors la lecture des Sonnets à Orphée, la force sonore et rythmique du poème, qui frappe par la liberté métrique allant de 3 à 14 syllabes, est apparue étroitement liée au travail syntaxique qui fonde la singularité de l’idiome poétique de Rilke. Fascinée par le rythme, les correspondances sonores, la dimension créatrice de la syntaxe ainsi que les éléments formels du sonnet, j’ai tenté d’abord de reproduire les rimes et la métrique, autant que faire se peut en passant d’un système métrique syllabique à une métrique accentuelle: «Respirer, invisible poème! / Sans cesse entourant le soi – / même espace échange pur. Contrepoids / où j’adviens rythmiquement moi-même.» Si j’ai néanmoins choisi de renoncer à cette entreprise séduisante, c’est parce que la rime me poussait trop souvent à faire des choix interprétatifs et syntaxiques quelque peu artificiels. (Les particularités syntaxiques sont essentielles à la compréhension de la poésie rilkéenne, cf. Christoph König: »O komm und geh«: Skeptische Lektüren der ›Sonette an Orpheus‹ von Rilke. Wallstein: Göttingen, 2014). Plus encore, malgré les échos sonores entre les rimes, je ne parvenais pas à faire surgir mon rythme intérieur, qui présente une forme hybride, entre une tendance syllabique et accentuelle. Au-delà de sa forme apparemment très libre, le poème est imprégné de pieds issus de la poésie grecque éolienne comme l’énoplion, l’adonien ou encore le crétique, et c’est le choriambe qui a été le plus prégnant lors de la traduction. L’importance du rythme pour Rilke, dont il parle dans ses notes de lecture sur Nietzsche ou dans ses considérations sur la poésie, m’a confortée à privilégier une démarche traductive mettant l’accent sur un rythme suscité par les échos sonores internes (comme les assonances, allitérations et paronomases; v. 2-3, 9, 10-11, 13) et par les créations syntaxiques plutôt que par la rime. Rilke lui-même considérait que «la notion de rythme en traduction [était] fondamentale afin d’éviter de «substituer à un corps vivant une figure de cire, un cadavre glacé», une exigence qui va bien plus loin que la simple question de métrique». (Christine Lombez: La Seconde Profondeur. La traduction poétique et les poètes traducteurs en Europe au XXe siècle, Paris: Les Belles Lettres, p. 252).
Par conséquent, dans la première strophe, je me suis intéressée à la créativité syntaxique et phonique du poète, deux processus par lesquels le je lyrique semble parvenir à se créer, comme un sujet se constitue dans la respiration et son rythme vital. Alors que Rilke personnalise son utilisation du verbe sich ereignen (littéralement se produire) en transformant ce verbe pronominal intransitif en verbe transitif, j’ai choisi de le traduire par un verbe réfléchi transitif s’approprier, tout en réduisant le complément direct au pronom me sous-entendant ainsi le «moi-même»; le but était de reproduire une certaine étrangeté, similaire à celle du poème original. La traduction, qui se base sur le mot propre et le développe à l’aide du verbe s’approprier, n’est pas tout à fait littérale, mais reste proche du sens et donne à sentir la créativité de Rilke, qui part de l’adjectif eig[e]ne pour arriver au verbe sich ereignen qu’il resémantise en modifiant son usage syntaxique habituel. Tandis qu’en allemand, l’auteur insiste sur l’accomplissement de la constitution du sujet je par le préfixe er-, le préfixe ap – du verbe approprier implique plutôt l’idée d’une direction et souligne la transformation d’un être propre indéfini en sujet qui dit je. Le choix de ce verbe contient non seulement une référence à Orphée – être de transformation par excellence –, mais introduit aussi une dimension réflexive sur le travail du poète moderne, qui «s’approprie» diverses traditions (celle de la poésie sur Orphée ou celle de la poésie ayant pour sujet la respiration). Ainsi, il parvient à renouveler de manière originale et personnelle ces traditions et à former son propre idiome poétique.
L’un par l’autre 8
11 avril 2022
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