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François Debluë, en ombre et en reflets

Les éditions Empreintes publient deux recueils différents sur les ombres : l’un d’Arthur Billerey, l’autre de François Debluë. Ces deux ouvrages ont chacun une saveur particulière, une qualité indéniable, ils méritent attention et discussion. Le Livre des reflets et des ombres, précédé d’Écho et Narcisse, de François Debluë nous porte ainsi aux limites du palpable, en donnant la parole à des figures mythiques, mais aussi au vacarme silencieux des miroirs.

Antonio Rodriguez: L’ensemble du livre est savamment construit: nous partons de Narcisse et Écho, passons à un jeu de reflets dans le miroir, puis à l’exploration des ombres. Le titre du volume indique deux titres distincts ; pourtant, il semble s’agir d’un seul texte. Pourriez-vous nous décrire le processus d’écriture de ce volume ? S’agit-il d’un livre, comme le suggère le sommaire, ou de deux recueils distincts, comme l’indique la page de titre ? 

François Debluë: En réalité, les deux moments du livre sont intimement liés, par le thème commun du reflet, notamment, et ils trouvent place sous une même reliure !

« Historiquement », ils sont en partie distincts, mais en partie seulement. Mes recueils sont toujours le résultat de longues gestations et leur écriture, intermittente, peut s’étendre sur plusieurs années, comme le montrent mes manuscrits déposés dans mon fonds, à la BCUL.

Le plus souvent, je date les états successifs de chaque poème manuscrit. Ici, par exemple, je tombe sur un poème (« Trop vieux de trop d’années… », p. 77), esquissé une première fois le 13 décembre 2015 et achevé (sixième version manuscrite, avant dactylo) le 23 juillet 2022. Sept ans : c’est à peu près l’amplitude de l’ensemble du recueil dont nous parlons.

Je vous épargne davantage de détails, mais ce que je retiens, c’est que j’ai d’abord travaillé, conjointement, des poèmes de l’ombre et d’autres des reflets. Parmi ces derniers figuraient quatre ou cinq poèmes dévolus à Narcisse.

C’est à l’automne 2022 que le compositeur René Falquet m’a suggéré le projet d’un « triptyque » à partir de trois figures féminines. Nous avions écrit ensemble La Dame de la mer, après Ibsen, un opéra de chambre créé en 2018. Je lui ai proposé alors de se tourner vers Judith et Holopherne, une suite poétique plus ancienne, auparavant mise en musique par Éric Gaudibert. Il l’a adoptée aussitôt. Restait à travailler une troisième figure, inédite. J’ai songé à Écho, dans le mythe de Narcisse : il y a longtemps que le destin de ce personnage me touche, mais je n’en avais jamais écrit. C’est ainsi qu’Écho et Narcisse est né, entre 2020 et 2022 : j’y reprends les poèmes antérieurs consacrés à Narcisse, pour leur ajouter plusieurs séquences nouvelles.

S’il fallait enfin choisir entre les deux termes de votre question, je dirais donc bien : un même livre, oui, un même recueil, une même architecture d’ensemble. 

 

A.R.: Le volume est marqué par une scission permanente : entre l’image et le corps, entre le regard et la voix, entre l’homme et la femme. Mais les poèmes tracent à chaque fois ce qui lie encore ces forces. On y reconnaît les éléments du deuil, mais surtout ceux de l’impossibilité à saisir, à maintenir, voire à comprendre. Votre ouvrage marque alors tout l’intérêt de la part d’ombre. L’ombre permet-elle chez vous de surmonter ce qui est difficile à dire ou à saisir ? Quel est son rôle face au soleil déclinant ? 

F.D.: Ce qui introduit votre question est remarquable. Vous dites ici, mieux que je ne saurais le faire, l’essentiel de ce que je pourrais vous proposer en guise de réponse. D’autant que ce qui se joue, quand j’écris et travaille les poèmes d’un recueil, est toujours, dans un premier temps du moins, assez obscur.
En vous lisant, je pense à la recommandation que nous fait Miguel de Unamuno (je la cite de mémoire, mais elle pourrait bien se trouver dans Le Sentiment tragique de la vie). Unamuno nous dit : « Accroche-toi à la face ensoleillée du doute ». En toute chose, il y a deux faces. Vous évoquez la relation de l’image au corps ; celle du regard et de la voix ; celle de l’homme et de la femme. Ce à quoi je suis sensible, c’est bien, toujours, à ce qui relie : je résiste de toutes mes forces à la pensée binaire. Au western du bon et du méchant ; à l’esthétique du beau et du laid ; à la morale du bien et du mal. Baudelaire, de manière incomparable, a marqué le dépassement de ces catégories : « Spleen ET idéal » ; « Je suis le couteau ET la plaie », etc. Toute son œuvre me paraît reposer sur ces « et », sur la conjonction des contraires. C’est là une intuition majeure.De la sorte, si je puis bien sûr distinguer l’ombre de la lumière, je ne puis ni penser ni éprouver l’une sans l’autre. Pareillement de toute relation au monde, de toute relation aux êtres, comme de celle de la vie et de la mort. Au seuil du petit livre que j’ai consacré à ce dernier thème, De la mort prochaine, j’avais fait figurer, en épigraphe, cette phrase de Jankélévitch : « … Qui pense la mort pense la vie ». Je n’assigne ainsi pas de « rôle » à l’ombre. J’en fais seulement (comme chacun peut la faire) l’expérience. Je réagis à ce qui, en elle, m’enchante, me trouble ou m’effraie…

A.R.: Les personnages de votre livre restent souvent en prise avec des illusions : Narcisse se perd dans son image ; Écho s’oublie dans son sacrifice pour Narcisse ; le miroir n’offre que rarement un rassemblement. Comment avez-vous traité les leurres, les facilités de notre époque à travers votre ouvrage ? 

F.D.: S’il y a, comme vous le suggérez, une part de modernité et d’actualité dans ce recueil, je la reconnais volontiers et m’en réjouis. C’est ici, encore une fois, votre commentaire liminaire qui m’y rend attentif.
Pour ma part, ce n’est pas une démarche délibérée. J’imagine que je réagis au monde qui est le mien, à l’époque qui est la mienne. C’est plus explicite lorsque j’écris et publie Trente-trois poèmes par temps de pandémie (2022) ou lorsque je travaille, maintenant, à un projet de Poèmes par temps de guerre (les doutes sont tels que j’ignore si je parviendrai jamais à les conduire à leur terme…).
Avec Écho et Narcisse, je me nourris d’un mythe antique. Les grands mythes sont toujours d’une actualité et d’une acuité considérables. C’est en cela qu’ils m’attirent. J’y reviens (comme avec Orphée, plus d’une fois, ou avec Momos, dans Troubles Fêtes, par exemple), de la même manière que je remonterais à une source féconde. Si j’y travaille après d’autres (Paul Valéry avec Narcisse, s’il ne fallait citer qu’un exemple), c’est que je tente de prendre le relais, c’est que j’essaie à mon tour, aujourd’hui, à mon époque et dans le temps de ma vie, d’en donner une variation nouvelle, avant que d’autres, après moi, ne le fassent à leur tour.

A.R.: De nombreux poèmes sont accompagnés de dédicaces, notamment pour rendre hommage. Tandis que les poèmes pourraient montrer un poète solitaire, ces dédicaces soulignent au contraire toutes les amitiés, toutes les rencontres fortes qui participent à la poésie. Les amis éditeurs et critiques prennent un grand relief ici. Comment voyez-vous cette présence de la dédicace, notamment face au poème? 

F.D.: Entre peseurs de mots, je ne dirais pas que la dédicace se trouve « face » au poème : disposée au-dessus de lui, légèrement décalée vers la marge de droite, en corps plus petit que celui du poème, elle l’accompagne en même temps qu’elle veille sur lui.
Elle est, vous avez parfaitement raison, une manière de reconnaissance (je préférerais ce mot à celui d’ « hommage », avec ce que ce dernier pourrait avoir de trop pompeux). La reconnaissance dit à la fois une gratitude et comme des retrouvailles. Avec la dédicace (d’une séquence entière, parfois), je vois une occasion (je sais que certains la trouvent ridicule, tant pis pour eux !) de raviver et de confirmer un lien.

A.R.: L’hommage à Anne Perrier résonne avec force. Une indication semble créer un lien avec un tableau de Georges de La Tour, mais ce tableau devient aussitôt un hommage à Anne Perrier, qui parvient à « la double lumière / d’une prière sans mots » (p. 58). Nous retrouvons dans ce poème au milieu du recueil toute votre virtuosité qui se présente avec une certaine simplicité. N’est-ce pas alors une sorte de « leçon de ténèbres » qui s’élabore ?  

F.D.: Vous me trouverez décidément insupportable, avec ma manière de récuser certains mots. Mais je sais aussi que vous me pardonnerez! Vous êtes homme de mots, vous aussi. « Virtuosité » ne me convainc guère. La virtuosité éblouit. Elle est une sorte d’exploit auquel les foules applaudissent (il est vrai qu’il n’y a pas grand risque de foules, s’agissant de poésie). Voyez ce qui se passe à l’occasion de bien des concerts. Je préfère de beaucoup l’intériorité ; l’économie des moyens ; la concentration. Il s’agit de toucher au plus juste. Pardonnez-moi, là encore : vous voyez que je saisis l’occasion de votre question pour dire quelque chose à quoi je tiens. Cela dit, je suis sensible à votre idée de « leçon de ténèbres ».

A.R.: Une virtuosité de la simplicité peut-être… En quoi Anne Perrier devient-elle importante, tout comme Dante, qui apparaît à la fin du volume?

F.D.: J’ai une grande estime pour son œuvre, exemplaire à bien des égards. Un exemple, précisément, de non-virtuosité et de grande concentration. Avec elle, nous voici au cœur de la musique. Elle était particulièrement attentive à la musique de chambre, comme aux Lieder des grands romantiques (à Schubert, surtout). Il m’est arrivé d’en entendre à ses côtés, dans la petite église chère à Gustave Roud, à Carrouge. Et nous en parlions, discrètement…
Avec Dante, nous touchons bien sûr à l’immense. En travaillant à mes poèmes de l’ombre, au gré de quelques recherches, je suis tombé sur un recueil d’articles d’Étienne Gilson. Parmi ceux-ci, deux études étaient consacrées au thème de l’ombre dans la Divine Comédie. L’une d’elles m’a conduit au passage du Purgatoire que je signale en marge de mon poème « Au monde des morts… » (p. 109). Ce passage m’a bouleversé… Dante n’a pas cessé d’exercer sur moi un grand pouvoir d’aimantation. Inutile de dire combien son œuvre est inépuisable.
Souvenons-nous de ce qu’écrit Proust : « En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. » Dante nous tend à tous un des plus grands miroirs qui puissent être. C’est dire combien le livre des reflets et des ombres reste ouvert…

A.R.: Il y a une étrange page blanche à la fin (p. 110), juste avant le poème de conclusion. Que porte-t-elle qui ne peut être dit en tant que tel par l’écriture ?

F.D.: Suspens, sinon suspense ! C’est à mon cher ami et éditeur, Alain Rochat, que l’on doit cette « solution », cette résolution, au sens musical aussi bien. J’y ai évidemment souscrit. Le dernier poème d’un recueil, son decipit, est bien sûr particulièrement sensible. Il en est le point d’orgue. Il y a une raison esthétique à ne pas vouloir terminer sur une page de gauche, à lui préférer ce que l’on appelle, en typographie, une « belle page ». Mais le poids de cette page dernière, en regard de sa signification, l’emporte sur toute esthétique.

Propos échangés par mail, juillet 2023

Photographie: BAK, Younès Klouche