Comptant parmi les plus grands poètes de la Suisse italienne, Alberto Nessi remporte le prix littéraire suisse en 2016, qui récompense l’ensemble de son œuvre. Rencontre avec le poète tessinois pour qui la poésie dépasse les frontières, et qui se livre à un entretien avec quatre étudiants du cours Poésie à la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne.
Étudiants: Dans un pays comme la Suisse dans lequel l’italien est une langue minoritaire, le fait d’écrire dans votre langue maternelle s’apparente-t-il à une revendication de votre identité nationale? Plus généralement, que dire de la place de la production littéraire en italien au sein de la littérature suisse?
Alberto Nessi: De la question, je retiens le mot «identité nationale» mais j’avoue que je ne sais pas de quoi il s’agit. Mon identité profonde comme écrivain et poète est la langue italienne. Il est vrai que la région dans laquelle je vis, et que j’aime beaucoup, a une influence sur moi, mais cela n’a rien à faire avec la nation. Moi, je ne suis pas nationaliste, je suis, disons, citoyen du monde. Dylan Thomas, le grand poète, disait à propos de la position des artistes à l’égard du monde que «partout il faut se tenir bien droit, il ne faut pas être géant à l’ombre du clocher et nain au soleil du monde». Le provincialisme est cette chose-là: être géant à l’ombre du clocher et nain au soleil du monde et, dans la littérature nationale, je pense qu’on est souvent un peu trop «nain au soleil du monde». En Suisse, les artistes passent trop de temps à parler de la position de l’artiste en Suisse, de la fameuse «identité suisse». On n’en peut plus de cette question-là.
É.: J’aimerais vous poser une question suite à cette réponse. Vous vous dites «citoyen du monde», voyez-vous un potentiel transnationaliste dans la poésie? Autrement dit, y a-t-il un caractère qui relèverait de l’idée d’un «au-delà des frontières» dans la poésie?
A.N.: En général, on peut dire que la poésie va toujours au-delà des frontières. Dans mon cas particulier, je suis né près de la frontière avec l’Italie, deux kilomètres, peut-être un. Quand j’étais enfant, j’allais toujours en Italie, à l’étranger, acheter du vin ou des oranges. J’ai découvert la poésie non pas à Lugano en Suisse ou à Bellinzona, je l’ai découverte en Italie. On allait à Como (Cômes), acheter des livres et j’ai découvert un livre qui s’appelait Lirica del Novecento. À ce moment-là, j’ai découvert quelque chose d’important pour moi alors que j’avais 15 ans. J’ai acheté ce livre pour à peu près 2500 lires, environ 20 francs. J’ai commencé à lire ces poèmes et je suis devenu poète, pendant mon adolescence.
É.: Vous parlez de l’aspect «universel» de la poésie, on retrouve aussi comme thématique dans votre travail, avec notamment Corona Blues (2022) et Minimalia (2022), la fragilité des hommes et du monde qui les entoure, dans le contexte d’une époque incertaine et anxiogène. En abordant des sujets comme ceux-ci, considérez-vous la poésie nécessaire aujourd’hui? En quoi l’est-elle?
A.N.: Je pense à la fragilité des hommes et du monde parce que moi aussi je suis fragile. Je me reconnais dans la fragilité des autres, c’est un des principes de mon œuvre poétique: m’identifier avec les autres. La poésie est nécessaire un peu comme la pluie est nécessaire pour faire croître les fleurs dans les prés. Le grand poète René Guy Cadou qui est, à mon sens, un poète à lire absolument, dit que la poésie est inutile comme la pluie. C’est-à-dire que la pluie fait naître l’herbe et les fleurs. Malheureusement, l’homme, aujourd’hui, ne lit pas la poésie, il ne s’intéresse pas à la poésie. Il s’intéresse à la technologie et fait la guerre. On pourrait dire que la poésie est nécessaire pour ne plus faire la guerre. Le grand poète José Brodsky dit: «Si l’on choisit les hommes qui nous gouvernent sur la base de leur expérience de lecteur et non sur la base de leur programme politique, il y aurait moins de souffrance sur la terre». Voilà des mots qu’il faudrait écrire partout.
É.: Dans votre œuvre, vous vous faites le porte-parole de figures de l’ordinaire, de personnes qui ne sont pas entendues; vous parlez notamment de votre père décédé quand vous aviez 15 ans. En quoi cette présence s’inscrit-elle dans le désir de donner la parole aux gens qui n’ont pas le pouvoir d’être entendus?
A.N.: Je me sens frère de l’homme qui passe dans la rue, je suis comme lui. J’ai découvert la poésie quand j’étais jeune et, sous la fenêtre de la maison où j’habitais alors, à Chiasso, j’ai vu un homme qui passait avec un sac sur le dos. C’était un ouvrier, un maçon. Je me souviens avoir pensé: qu’est-ce qu’il fait cet homme-là? Qu’est-ce qu’il pense? Ça a commencé comme ça, j’ai commencé à interroger cette question-là. Lorsque mon père est mort, j’étais un garçon, j’avais quinze ans et je pense que, peut-être, sa mort a laissé un vide en moi que j’ai essayé de remplir avec la littérature. Je crois, ce n’est qu’une hypothèse, mais je pense qu’il est toujours difficile de comprendre toute raison qui nous porte à écrire. En plus de ce vide à remplir, une autre raison qui porte à écrire, est souvent l’insatisfaction de soi-même. Les heureux n’écrivent pas. Même si je crois qu’en réalité il n’y a pas de gens heureux dans le monde, s’il y en avait quelques-uns alors ceux-ci n’écrivent pas. Pourquoi devraient-ils écrire? Ils vont se promener, avec leur fiancée ou leur fiancé, peut-être, et puis ils sont contents comme ça. Tandis que l’insatisfaction, elle, nous pousse à écrire.
É.: Vous avez reçu en 2016 le prix littéraire suisse pour l’ensemble de votre œuvre qui explore une belle variété de genre. Vous avez, en effet, écrit des romans, comme Miló (2014) et de la poésie, telle que Il colore della malva (1993) ou Un sabato senza dolore (2016). Qu’est-ce que la poésie permet de transmettre que le roman ne permet pas et vice-versa?
A.N.: C’est une question compliquée [rire]. J’aimerai préciser que Milò n’est pas un roman, c’est un recueil de récits. Le premier récit qui ouvre le livre, le plus important, parle d’un héros de la résistance valdôtaine qui a vécu en suisse et qui s’appelait Emile Lexert, dit «Milò». J’apporte cette précision pour indiquer que je ne me considère pas vraiment comme un romancier, mais plutôt comme un narrateur. Je préfère ce terme, ainsi que poète naturellement. Comme narrateur donc, j’ai écrit deux romans brefs: le premier a pour titre Tutti Discendono (1989), traduit en français sous le titre Le train du soir, et le second, La prossima settimana, forse traduit comme La semaine prochaine, peut-être (2008). Ces ouvrages peuvent, en effet, être considérés comme étant des romans. Les autres sont plutôt des recueils de récits. Le plus important pour moi, et pour les autres peut-être, c’est mon recueil Fleur d’ombre, Fiori d’ombra (1997) en italien. C’est selon moi le meilleur livre de prose que j’ai écrit.
Pour répondre à la question que vous m’avez posée (et qui n’est pas simple), je pense que, pour simplifier, je vais parler de prose et de poésie plutôt que de roman et de poésie. Pourquoi aujourd’hui parle-t-on autant de roman? Parce qu’on a le complexe du roman, car il s’en vend beaucoup de copies dans les librairies. Les pauvres poètes, eux, personne ne les lit; les recueils de récits se lisent un peu plus; mais alors les romans, tout le monde en achète. Un roman noir, c’est deux-cent mille copies de vendues! Mais la littérature ne se limite pas au roman. C’est pour cette raison que je parle de prose et de poésie. Selon moi, la poésie peut transmettre une prose éclairée par des images poétiques, et la prose peut transmettre un peu de poésie. J’aime la contamination des genres. Le problème de fond, c’est l’expressivité du texte, soit en poésie, soit en prose. C’est le «comment» qui compte, et non l’histoire en elle-même. Il ne faut pas lire un roman juste pour savoir comment l’histoire va se finir. Il faut remarquer la forme, l’expressivité du texte.
Propos recueillis par Julianne Mary, Sébastien Milcé, Marine Pelissier et Steva Rios