Le 24 février 2021, une figure majeure de la poésie en Suisse romande s’est éteinte. Grand poète, traducteur et passeur, Philippe Jaccottet laisse derrière lui une trajectoire et une œuvre peu ordinaires. Un mois après sa disparition, plusieurs poètes lui rendent hommage, en répondant à la question suivante: «Que représentent l’œuvre et le parcours de Philippe Jaccottet pour vous?»
Philippe Jaccottet (1925-2021)
24 mars 2021
Hommages de: Laurent Cennamo, François Debluë, Sylviane Dupuis, Antonio Rodriguez, Pierre-Alain Tâche et Laurence Verrey.
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Laurent CENNAMO
Noté le jour de la mort de Philippe Jaccottet
J’apprends la mort de Philippe Jaccottet (c’est ma mère qui me l’apprend: elle a reçu une «notification» sur son téléphone, je dis «oh!» et je me tais). J’écoute sur France Culture une émission qui lui avait été consacrée en 2014 lors de la sortie de la Pléiade – les mots justes de Jean-Michel Maulpoix, de Pierre Pachet peut-être plus encore, sa belle voix chaleureuse. Soulevé comme par un sanglot lorsque j’entends, toujours dans cette émission déjà presque ancienne, un extrait de «L’air du froid» d’Henry Purcell. Je lis les mots de Marion Graf sur le site du Temps, «Philippe Jaccottet s’en est allé, par les chemins de terre et de mots». Debout dans la lumière, à peine si je peux lire quelques poèmes de À la lumière d’hiver («Ressoude-moi ce cœur…») dans un concert de chants d’oiseaux. Pas un nuage, la lumière la plus cristalline qui fut jamais, je cherche la lune en plein jour (hier elle brillait, cette nuit sans doute), sans la trouver.
*
Il est de l’autre côté – l’ombre
D’un peu d’herbe sur la pointe extrême
De ma chaussure («Sanctuary Lodge,
Machu Picchu»). L’ombre et la lumière.
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Minute de silence du temps, et de la lune
En plein jour, et de la mésange charbonnière,
Et au loin, de la bétonnière, aujourd’hui
Muette.
*
Muet, la lune en plein jour
Éclaire ton visage. Un pas de plus
Et je me perds, mais tu me tiens la main,
Tu m’as toujours tenu la main, et maintenant
Plus encore, dans cette avalanche de gravats,
Toutes ces roses.
*
Tu me vois. L’Égypte de tes bras
Qui s’allongent. L’énigme de tes pas.
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Comme l’enfant dans ses larmes
De rage
Arrache le poster blanc et noir
Vraiment tout le bas du monde emporté
Après toi.
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Absence de nuages, de vent
En nulle autre langue
Que la tienne.
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Ce matin, d’Yves Bonnefoy, que je relis (et le relire, c’est comme si c’était toi que je relisais, comme si je te suivais dans la poussière), ce très beau récit en rêve où l’enfant de cinq ou six ans, une petite fille, seule dans la pièce, aperçoit, par la porte ouverte sur le jardin, toute une troupe de musiciens, certains farfelus, avec des tambourins, des flûtes (même un clavecin que l’on peine, infiniment, à transporter parce que la terre s’enfonce sous les pas), dont les bras s’allongent étrangement, qui fait penser à Kafka, moi qui pensais qu’il était si loin de Kafka, que rien ne l’effleurait de cet autre monde. Divine surprise, et puis j’apprends la nouvelle de sa mort.
*
Comme un enfant s’éloigne dans la poussière,
Grandit. Sa nuque blonde.
Laurent Cennamo
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François DEBLUË
Dire ce que je dois à Philippe Jaccottet reviendrait, je le crains, à parler par trop de moi. De cela, je ne voudrais pas. Qu’il me suffise de témoigner que son œuvre aura été et restera à mes yeux comme une basse continue, un accompagnement, un repère enfin, de ceux dont on est naturellement, à certains moments de sa vie, plus proches qu’à d’autres.
Son œuvre, comme aussi les échos précieux et généreux qu’il m’aura plus d’une fois donnés de mon travail m’auront été d’un grand encouragement à poursuivre mon propre chemin.
Et puis, je viens de lire son dernier livre, l’admirable Clarté Notre-Dame. Je peux l’avouer: jamais je ne me suis senti aussi proche du poète et de l’homme qu’il aura été: au seuil du sacré – et déchiré entre des pôles qui me sont profondément familiers, entre lyrisme et dissonance, entre le chant ou le désir du poème, d’un côté, et la conscience tourmentée des pires violences et des pires injustices du monde, de l’autre.
Davantage de mots ne me paraissent pas nécessaires à dire non pas une «dette» (je n’ai jamais aimé les dettes d’aucune sorte), mais une vraie et profonde re-connaissance.
François Debluë, mars 2021
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Sylviane DUPUIS
«Comment se fait-il que rien ne soit plus obscur que la lumière»
Marsile Ficin, Quid sit lumen
Difficile, voire impossible, de cerner une dette, quand elle remonte aux commencements. Et avec Philippe Jaccottet (contrairement à ce qui m’aura liée de près à Anne Perrier, ou à Pierre Chappuis), aucune familiarité, peu d’échanges. Juste une reconnaissance, envers celui qui aura tenté, poétiquement, de se tenir «à l’extrême pointe de la contradiction humaine». Et une profonde admiration – mais ambiguë. Peut-être pour avoir eu conscience, très vite, du péril qu’il y aurait eu pour moi (née et vivant en Suisse romande) à trop écouter cette voix. Je tente de m’en expliquer ici.
28 février 1977: la Radio Télévision Suisse[1] consacre son émission «La voix au chapitre», dans le cadre des «inspirations de la Poésie française», au romantisme allemand: avec Philippe Jaccottet, qui vient de faire paraître au Seuil sa traduction de la correspondance de Rilke, et Bernhard Böschenstein, spécialiste de Hölderlin et de Kleist (et jeune professeur à l’université de Genève), interrogés par le journaliste Jean-Pierre Moulin, d’origine vaudoise mais installé depuis trente ans à Paris comme correspondant.
Nous sommes en Suisse romande, où vient de mourir trois mois plus tôt le poète Gustave Roud, grand traducteur de Novalis, de Hölderlin et de Rilke: celui dont la rencontre fut «tout à fait décisive» pour son travail de poète, a souvent répété Jaccottet – par ailleurs devenu lui-même, sur les traces de son aîné, le grand traducteur que l’on sait. Pourtant, mentionnant comme seule référence L’Allemagne romantique du Français Marcel Brion, qui vient d’en publier le troisième tome et aurait dû animer cette rencontre, Jean-Pierre Moulin présente d’emblée le romantisme allemand comme «un courant littéraire encore mal connu du public francophone», un courant, répètera-t-il, «que nous connaissons mal, nous autres francophones». Ce qui n’est pas du tout le cas en Suisse romande! Où plane, sur quiconque se mêle d’écrire, la grande ombre de l’auteur des Promenades du rêveur solitaire, référence majeure des romantiques allemands. Où est né et a fait ses études le Neuchâtelois Albert Béguin, qui les a traduits, spécialiste (comme Marcel Raymond, qui enseigne à Genève) de l’œuvre de Nerval, et auteur en 1937 du fameux L’Âme romantique et le rêve, essai sur le romantisme allemand et la poésie française. Où Gustave Roud enfin (auquel Claire Jaquier consacrera plus tard un essai intitulé Gustave Roud et la tentation du romantisme) a influencé presque tous les jeunes poètes de la génération suivante, dont Philippe Jaccottet. Mais de tout cela, pas un mot.
Dans L’Obscurité, son unique roman, écrit et paru en France, Jaccottet, une quinzaine d’années plus tôt, transposait dans la fiction l’arrachement violent qui fut le sien à tout un pan de ce qui l’a formé, et la crise qui en a résulté, indissociable d’une prise de distance avec ses maîtres en poésie: Rilke, et les romantiques allemands. Son narrateur atteint «le fond de la nuit» en assistant à l’effondrement et à l’agonie d’un maître à qui il doit tout, mais qui, passé de l’idéalisme au cynisme, par désespoir absolu, renie tout ce qu’il a enseigné à son disciple pour ne plus y voir que «néant». «C’est comme si, étant arrivé à un carrefour intérieur […] et vous apercevant qu’une des voies que vous pourriez prendre aboutit à la catastrophe, vous y engagiez [votre] double et du même coup le fermiez à vous-même» écrira Roud à Jaccottet, voyant dans le roman du jeune poète «une sorte d’exorcisme». Sans surprise, la critique française comparera L’Obscurité (1961), dans la trajectoire de Jaccottet, à ce que fut La Chute (1956) pour Camus. De part et d’autre, confronté au désarroi de l’après-guerre, à la tentation nihiliste, mais aussi et surtout à sa propre lucidité désespérée, un auteur, par le détour d’une confession fictive, affronte délibérément ses propres gouffres pour tenter d’en «remonter». Lire L’Obscurité m’a bouleversée. M’a appris d’où et contre quoi parlait Jaccottet. Et je ne crois pas que l’angoisse qui s’y trouve enfermée l’ait jamais tout à fait quitté. (En 2011, dans l’une des rares lettres que nous avons échangées: «Oui, de plus en plus de cendres, et plus fuyante la braise par-dessous.»…)
«Il a toujours écrit pour conjurer ses démons» ose affirmer José-Flore Tappy, au lendemain de la mort du poète, contre le mythe si longtemps entretenu d’une limpidité, d’une lumière ou d’une transparence comme naturelles – mais qu’elle affirme bien au contraire «conquises, lentement, sur l’opacité et la confusion» (en témoignent les manuscrits et brouillons auxquels elle a eu accès).
Jaccottet: plus proche qu’on ne l’imagine de l’auteur du Poisson-scorpion, ce «livre d’exorcisme» arraché à l’informe et à l’effondrement psychique? Ou même, très paradoxalement (et je mesure ici la part d’hérésie), plus proche qu’il n’y paraît d’un Chessex, concentré sur son «moi» à l’exact opposé de la posture de Jaccottet, mais hanté comme lui par la pourriture des corps et arc-bouté contre un néant, une angoisse ou un gouffre intérieur qui les menaceraient tous trois radicalement – comme l’obsession de la mort n’aura cessé de menacer la voix d’Anne Perrier? Je ne suis pas loin de le croire.
1977. Née à Genève, je fréquente son université (français, archéologie, grec ancien), hésitant encore sur le métier à choisir – puisqu’il en faut un: mais je sais déjà qu’il y a, qu’il y aura l’écriture. Et d’abord: la poésie.
La faculté des Lettres s’intéresse à la littérature française – même si Jean Starobinski, qui a succédé à Marcel Raymond, y enseigne de manière privilégiée, à côté de Montaigne ou de Diderot, l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, le «Citoyen de Genève», ou préface (en 1971) la réédition en livre de poche de plusieurs recueils de Philippe Jaccottet, orientant pour des décennies la lecture de son œuvre: «Nulle feinte, nul apprêt, nul masque» ; nulle «gratuite», non plus; mais une absolue sincérité qui ressuscite la Poésie – écrit-il –, «loin de toute construction délibérée», en quête seulement du «vrai» ou de «l’extrême justesse», au milieu des «mensonges qui nous harcèlent». Une poésie presque «donnée», qui serait diction pure et chemin de clarté. En en refoulant la part obscure, on dirait que Starobinski, parlant de la poésie de Jaccottet, fait aussi l’éloge de celle qu’il aurait rêvé d’écrire: effaçant au profit de la transparence les ombres, la terreur et la mort qui travaillent pourtant de manière souterraine, et continue, les recueils qu’il commente, du tout premier poème de L’Effraie: «Et déjà notre odeur/est celle de la pourriture au petit jour,/déjà sous notre peau si chaude perce l’os» aux derniers poèmes de Leçons: «Un homme […]/arrachez-lui le souffle: pourriture.»
Personne, à Genève, ne fait jamais cours sur ce qui s’écrit ou s’est écrit en Suisse romande (là où nous vivons) – à l’exception d’un seul professeur, Philippe Renaud, qui a pris sur lui d’y consacrer un séminaire par semestre; et grâce à qui je découvre, entre dix-huit et vingt ans, Gustave Roud, Crisinel, Yves Velan ou Catherine Colomb… dont personne ne nous a jamais parlé. Plus tard encore, découverte au milieu des années 80, m’éblouira la poésie d’Anne Perrier – préfacée cette fois par Jaccottet, qui écrit: «on a affaire à quelqu’un qui écoute, un peu à l’écart du monde, ce que le plus pur du monde» lui dicterait; relevant chez elle «une parenté de finesse avec Rilke», ou avec «la tradition mystique; soulignant la concentration et l’incomparable musicalité de ses vers, et voyant dans les mots de la poétesse – leur «cristal» – les conducteurs d’une «lumière» qu’elle pressent. Mais y décelant aussi «l’attrait de la mort», corollaire d’un sentiment de «souillure irréversible du monde».
Reconnu comme l’un des plus grands poètes du XXe siècle et récemment accueilli dans la «Bibliothèque de la Pléiade», Philippe Jaccottet ne vient pas de nulle part: il n’est pas un «bloc d’abîme» surgi au sein de la littérature française, mais bien, comme il le reconnaît en 1988 dans un entretien, quelqu’un qui «fait tout de même partie d’une certaine manière» des écrivains de Suisse romande (où, précise-t-il, «j’ai été formé»). Et cela, en dépit du choix fait par le poète (qui n’est pas anodin!) de s’exiler sans retour, après la guerre, pour aller vivre en France: à Paris d’abord, puis à Grignan, où à l’exception de quelques voyages, il aura passé quasi monastiquement sa vie tant familiale que d’écrivain-traducteur, à peu près comme il l’aurait passée en Suisse, quittant seulement un paysage pour un autre qu’il n’aura cessé, comme Roud, d’arpenter et de nommer; et comme Gustave Roud encore, ou Rilke, accueillant chez lui amis et jeunes poètes, en se changeant peu à peu, avec les années et la reconnaissance, en «figure tutélaire».
Si donc pour sa génération (qui est aussi celle de Chappaz, ou de Chessex) il y eut nécessairement Gustave Roud, pour la mienne il ne pouvait pas ne pas y avoir, au sein du paysage illimité de la poésie qui s’offrait à nous, le nom et la «leçon» de Philippe Jaccottet. Cette direction de clarté, contre et à partir de l’obscur. Cette exigence de rectitude. Ce refus, aussi, de lâcher tout à fait l’initiative aux mots, allié à une conscience aiguë à l’extrême des pièges du langage, peut-être de son mensonge, et en tout cas de la fragilité fondamentale de toute parole – qui pourtant, écrit Jaccottet, doit «poursuivre, disséminer, risquer des mots, […] ne jamais cesser jusqu’à la fin» (comme le formule en conclusion le narrateur beckettien de L’Innommable: «il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer»): continuer à parler, à écrire, sans savoir quoi – et par là peut-être, tenter de préserver provisoirement les choses, et nous, de la mort.
Avec Leçons (sublimes «leçons de ténèbres» d’aujourd’hui), Airs est le recueil de Philippe Jaccottet que je préfère entre tous. Il succède au geste d’«exorcisme» de L’Obscurité, et à la découverte par le poète de la forme orientale du haïku: comme si, ayant atteint le fond, il s’avisait soudain qu’un allègement est possible, et qu’il l’est par le détour d’une forme venue d’ailleurs. On lit dans les Carnets de La Semaison, en août 1960:
Les quatre volumes de Hai-ku de Blyth (Hokuseido-Press), capital.
Formule zen:
Il n’y a pas de lieu où chercher l’esprit:
il est comme les traces de pas des oiseaux dans le ciel.
Et plus bas, à la suite de trois poèmes d’Issa, Buson et Bashô:
Ces poèmes sont des ailes qui vous empêchent de vous effondrer.
C’est à Philippe Jaccottet – et surtout à ce qu’il fait du haïku, sans jamais chercher à l’imiter – que je dois à mon tour la découverte de ce petit poème à la «modestie éblouissante», subtile école de condensation de la forme, de délicatesse et de légèreté, mais aussi d’attention: «Tout était de nouveau là, tout proche» écrit-il après la lecture de Blyth, parlant même de «renaissance». «Tout redevenait possible.» (Promenade sous les arbres).
Comme l’étude de l’antiquité grecque avait servi, durant mes études, de contre-poids à l’héritage judéo-chrétien, la fréquentation du haïku, mais aussi de la poésie et de la pensée chinoises (dans le sillage de Connaissance de l’est de Claudel, de Segalen, ou de Marcel Granet), eut pour moi valeur provisoire de décentrement. Mais la rencontre véritablement décisive, ce sera, en 1988, celle de la poésie de Paul Celan. Et en peinture, celle des Outrenoirs de Pierre Soulages. Qui ouvriront la voie à ce que je cherchais à dire sans le savoir.
Pour aller vers sa poétique propre, et peut-être pour se sauver lui-même, Jaccottet a dû se dégager de Gustave Roud, prendre ses distances avec les romantiques allemands, ou Rilke («je ne pouvais plus m’imaginer, comme Roud, que ces fleurs, ou d’autres fois des oiseaux, eussent quelque chose à me dire comme le feraient des messagers» note-t-il tardivement, dans Et, néanmoins). Il a dû s’arracher à ce qui le retenait prisonnier en arrière de lui (et dont il se déprend, violemment, dans L’Obscurité): à la fois pour se rejoindre, et pour être de son temps – tout en lui échappant: c’est le propre des poètes rigoureusement fidèles à leur voix que de passer, souvent, pour «inactuels».
Venus et venues après lui, nous aurons eu nous aussi, une génération plus tard, à nous dégager de Philippe Jaccottet. Pour aller obscurément, chacun et chacune autrement, vers ce que nous avions à faire. «La vraie Poésie se fait contre la Poésie, contre la Poésie de l’époque précédente» et son «envoûtement», va jusqu’à dire Henri Michaux. En 1988, j’écris dans les cahiers dont je tirerai Travaux du voyage – en commentant La Semaison, paru quatre ans plus tôt:
Il faut voir ce que cette humilité et cet «effacement» suisses romands cachent en fait d’ambition; qui n’est que le corollaire d’une exigence spirituelle extrême, d’une intense soif d’absolu qu’on retrouverait chez la plupart, de Crisinel à Anne Perrier…
Quête d’une «preuve» aussi lumineuse que constamment retenue en deçà du nommé:
«Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l’illimité deviennent visibles en même temps, c’est-à-dire quand on voit des formes tout en devinant qu’elles ne disent pas tout…» (La Semaison, p. 40). «Comment nier qu’elle dise quelque chose d’essentiel…?» (p. 20).
Et page 63: «…il y aurait […] quelque part, nulle part – au-delà de ces distinctions –, […] comme une lumière totale où tout, où le pire s’expliquerait, n’aurait plus besoin d’être expliqué, sans qu’il nous soit aucunement possible de comprendre, ni de dire comment…»
– À l’opposé de cette intuition (à moins que cette «chute» dans le pessimisme n’en soit le corollaire obligé, et comme la face cachée?): «Tout ce que j’ai écrit, et sans doute le plus clair, le plus serein, n’a été que pour repousser l’inconnu, éloigner la peur qui à présent se rapproche… Comment bâtir?» (en août 1966). Et un peu plus loin: «pourquoi rester debout, pourquoi engendrer, pourquoi maintenir dans un tel monde…».
Je me dis: ne pas écouter cette voix. Ne pas céder aux décombres. Persévérer envers et contre tout dans l’idée, ou l’intuition, d’une direction encore possible.
Et cependant il se pourrait que le «vrai» (que la vérité ultime sur l’homme et le monde) soit insoutenable…
Aujourd’hui, en relisant ces lignes que plus de trente ans séparent de celle que je suis, je ne m’en sens pas aussi éloignée que je l’aurais pensé…
Sylviane Dupuis, mars 2021
[1] URL: https://www.youtube.com/watch?v=iW6dKPJmmVM (émission de la RTS diffusée le 28 avril 1977 et mise en ligne le 9 avril 2016 – page consultée le 4 mars 2021).
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Antonio RODRIGUEZ
Pour qui a vécu en Suisse romande, Philippe Jaccottet représente la poésie en personne. Plus que quiconque, il a su capter, par la lumière des paysages et une vie consacrée à la poésie, une force admirable pour aligner des colonnes de vers, bâtir des vitraux de prose, donner un élan spirituel qui réponde à la perte des dieux et aux peurs qui montent avec la nuit après la Seconde Guerre mondiale. S’affirmant contre l’image et le concept, il a su débusquer, dans une langue raffinée et toujours ample, les grâces d’un dévoilement progressif, par le flux de l’affirmation et le reflux de la rétraction, toujours savamment orchestrés. En Suisse, je dénombre peu de poètes capables d’égaler cette puissance contenue et constamment reconduite. Toute œuvre à son côté tend presque à se ternir et à prendre une teneur réduite. Sa manière d’aller de livre en livre vers une œuvre «classique», avec le soutien constant, amical, du plus grand éditeur de littérature française, lui a permis de créer par le nombre et la densité une traversée magistrale de la deuxième partie du siècle dernier.
Au sortir de l’adolescence, lorsque je commençais à m’intéresser à la poésie, beaucoup d’amis me parlaient de cet auteur comme d’une «évidence», et certains déjà comme d’une habitude. En Suisse, quelques-uns érigeaient le monument. Les jeunes gens, tout particulièrement ceux qui entraient dans le monde des lettres par la voie d’une thèse, affirmaient le caractère incontestable de la poésie imprimée, et ainsi d’écarter encore l’image, la photographie, le rock, le rap, le clip, la performance, le numérique, tout ce qui n’était pas la page, et qui porte désormais une autre «évidence» pour la poésie. J’avoue me méfier des évidences mais, à chaque fois, les proses poétiques de Philippe Jaccottet, peut-être plus que ses vers d’ailleurs, me ravissent par une petite musique de l’intelligence, une vivacité de l’esprit, une ramification de la sensibilité. Je trouve dans Paysages avec figures absentes une teneur désirante, une tension permanente. Plus jeune, je pouvais, entre Reverdy, Ponge et Michaux, qui m’entraînaient vers la découverte de la poésie moderne, me recueillir avec cette poésie qui méditait et sonnait autrement. Mais je refusais l’idolâtrie qui considère l’œuvre comme sacrée et absolue. Même Rilke et Hölderlin ne demandent guère l’idolâtrie, le pouvoir de la fausse image, de la statue en or, même si celle du poète. Je la refuse toujours, car j’aime la poésie, lire et célébrer par la lecture, l’écriture aussi bien, autrement. Philippe Jaccottet a su capter la lumière et l’énergie en réseau de son temps, centrée alors sur Gallimard, pour réaliser en sa personne la poésie, notamment vue depuis la Suisse romande. Souvent, j’aimerais livrer autant que libérer, et sa figure, telle celle du père, en vient déjà à nous manquer.
J’imagine combien l’auteur lui-même, avec qui je n’ai eu que quelques échanges, devait sourire au courrier abondant qu’il recevait et qu’il honorait toujours d’une réponse polie et bienveillante. Je crois aussi qu’il y aura dans les prochaines années des rues, des collèges ou des établissements qui porteront son nom. C’est là le lot des poètes, bien plus que celui des assureurs, des banquiers ou des sportifs, qui reposent en paix. J’espère simplement que le monument ne sera pas coulé dans la lourdeur, à laquelle adhère rapidement la poussière, et qu’il ne détournera pas les nouvelles générations d’une lecture sensible et profonde, toujours fraîche, à laquelle nous conviait l’auteur.
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Pierre-Alain TÂCHE
Leçons de lumière et de ténèbres
Il est des dettes que l’on ne saurait régler en quelques traits de plume. Celle que je sais avoir à l’égard de Philippe Jaccottet est de ce nombre, qui dépasse la reconnaissance qu’un lecteur peut concevoir envers l’auteur d’une œuvre qui l’a éveillé, nourri, et qui l’accompagne dans la durée. Elle est, en effet, d’autant plus grande que les difficultés et les obstacles qu’il a rencontrés et, finalement, surmontés dans l’aventure d’écrire m’ont aidé à discerner mieux, en des temps alors décisifs, ce que je pouvais espérer d’une pratique encore balbutiante de la poésie. On m’autorisera, faute de mieux, les quelques considérations qui vont suivre.
L’Effraie et autres poèmes est le recueil qui m’a ouvert à l’œuvre du poète de Grignan. (Il est paru dans cette Collection Métamorphoses de Gallimard que je chérissais tant!) C’était à la toute fin des années cinquante. Je ne me lassais pas de relire ces pages où le poète me paraissait trouver les mots qui m’étaient encore refusés. La beauté et la mort y étaient présentes. Mais des vers tels que «La terre est maintenant notre patrie» (auquel ferait plus tard écho le Hic est locus patriae de Bonnefoy) m’apportaient à la fois une promesse et une espérance nouvelle.
J’en vins très vite à me procurer La Promenade sous les arbres, qui prolongea mon émerveillement. J’étais loin de posséder les repères littéraires du poète, mais je me suis tout de même trouvé fortement concerné par la méditation qu’il y conduit dans sa quête de vérité. Elle a comblé une attente secrète que je n’aurais su comment satisfaire autrement, tout en me rendant attentif aux tonalités, aux modulations et aux difficultés de son expérience poétique.
Puisqu’il est ici question de porter témoignage, je me dois de dire que la découverte de ces deux livres fut au nombre de celles que je tiens pour décisives: elle instaura un rapport où je me comportais comme un élève face à un maître qui n’avait pas demandé à l’être! Sans d’ailleurs que je songe à en tirer directement effet, car leur auteur m’impressionnait trop, alors, pour que j’aie ne fût-ce qu’envisagé de tenter le dialogue à propos de la poésie. (Je le rencontrerais bien plus tard.) Toute leçon serait à trouver, à prendre, dans une œuvre dont j’ai dès lors suivi fidèlement les étapes.
Le plus facile fut de saisir que la poésie de Jaccottet est exemplaire d’une relation au monde instaurée par désir, par nécessité de renouer avec la nature, d’entretenir et de maintenir avec elle une relation inquiète; et que cela implique «une certaine modestie de ton et de sujet». Il fut moins aisé d’admettre qu’une telle entreprise exige une lutte où le pire, parfois, s’invite. Il y avait la part de la lumière et celle des ténèbres; il y aurait peut-être une opacité à combattre, toute une obscurité à traverser.
D’autres ont dit et diront mieux que je ne saurais le faire, quelles furent les axes et les enjeux de la quête d’un poète majeur de notre temps. Au risque de m’exposer à la paraphrase, je voudrais seulement répéter ici combien je suis sensible à la qualité et à la finesse de l’attention dont il se montre capable face aux éléments du réel (qu’il s’agisse d’un verger d’amandiers en fleurs ou de ce chien «errant au hasard, plus proche, plus réel que tout le reste», dans les ruines de Palmyre); mais aussi à son constant souci de trouver le mot juste, à la recherche qui est sienne de la plus grande simplicité possible, laquelle redouble son exigence de vérité; ou encore à sa patiente résilience à l’épreuve de la violence, de la destruction, comme à sa manière de ne rien forcer et de s’effacer, au besoin, pour préserver la part de l’indicible – jusqu’en des pages sous-tendues par la réflexion philosophique.
La première leçon, que je n’ai jamais eu motif de remettre en question, fut que l’exercice de la poésie pourrait bien être le mode propre au retour de la pensée, de la conscience sur elle-même. J’ai retenu que, chez Jaccottet, la parole se tenait à la croisée de l’élémentaire et de la complexité du réel, sur le qui-vive; et souvent sur le seuil du silence, parce que menacée par la tentation de se retourner définitivement contre elle-même, tout bien pesé. À lire le poème et à y revenir, j’ai perçu qu’il est le lieu d’une expérience éprouvante qui exige un refus du mensonge, de l’illusion ou de la lâcheté; un refus qui, en retour, assure l’œuvre entière d’exister, à nos yeux, dans une sorte d’évidence inattendue à situer au-delà des doutes qu’elle n’aura jamais manqué de relayer.
Un autre enseignement, plus difficile à intégrer, fut déduit du constat fait par Jaccottet, au sortir de la guerre, quant à la nécessité d’avoir à «baisser le ton» et à refonder la parole au plus bas. Il m’en a fait prendre conscience, car je n’avais pas encore lu, à ce sujet, l’affirmation autrement tranchante d’Adorno – à laquelle il ne souscrivait d’ailleurs pas. J’en ai tenu compte, sans doute par imitation, sans m’être senti pour autant obligé de m’y soumettre, à mon tour et dans une même mesure, en renonçant, par exemple, à la célébration – et le fait que nous soyons d’une génération différente explique peut-être cet écart. Me touche alors infiniment le fait que la beauté, si tremblante, si menacée soit-elle, soit parvenue à préserver sa place et à surgir encore dans un chant qui reste constamment confronté à la fragilité, à la perte et au manque.
Mais, à reconsidérer ainsi le parcours de Jaccottet, la leçon qui l’emporterait peut-être est celle qui m’a conduit à envisager l’inéluctabilité de la recherche d’un équilibre à trouver, par l’écriture, entre des forces à jamais antagonistes. Et ce, quelle que soit l’importance relative que nous leur attribuons. Nul n’échappe à cette pesée qui aura été responsable, chez lui, d’une lutte épuisante autant qu’indécise qui, en fin de compte, lui a permis jusqu’au bout d’éviter le renoncement à la poésie. Une poésie qui, comme le relève si justement José-Flore Tappy à la fin de son remarquable Avant-propos à l’édition des Œuvres dans La Pléiade, «du fond de sa précarité peut encore tenter cela: se faire médiation, négociation ininterrompue. Poésie de la déchirure, mais surtout de la réparation. Toujours en avant d’elle-même. Donnant une chance, la seule possible, à l’unité rêvée».
Une autre dimension mérite d’être prise en compte dans l’évaluation de ce que je dois à l’auteur de L’Entretien des Muses. En effet, il m’a ouvert à d’autres poètes qui comptent beaucoup pour moi. C’est ainsi qu’il m’a fait découvrir Yves Bonnefoy et André du Bouchet, mais aussi Francis Ponge et Henri Michaux ou des voix plus discrètes, telles celles d’Eugène Guillevic, de Jean Tortel ou d’Henri Thomas. Quant à ses traductions, elles m’ont notamment permis d’aborder, non sans délectation, la poésie de Giuseppe Ungaretti et de relire, avec un regard neuf, des poèmes de Hölderlin (que je connaissais dans la traduction de Gustave Roud) ou le Rilke des Élégies de Duino.
Mon adhésion à l’œuvre fera donc l’économie des prudentes réserves où j’ai vu tant de frileux s’enliser! Je ne saurais taire, cependant, que la personnalité de Jaccottet ainsi que le statut auquel l’extrême qualité de ses écrits l’avait fait accéder dans le monde des lettres m’auront longtemps comme inhibé. J’ai eu à me déprendre d’une influence à la fois bénéfique et potentiellement paralysante. Pour ce faire, il m’a fallu discerner qu’au-delà de l’admiration que je portais à l’homme et à l’œuvre, j’aurais à trouver la juste distance, à faire en sorte que sa conception de la poésie ne vienne pas s’interposer comme un filtre entre le monde et moi. Car c’est là la possible emprise qu’exerce, fût-ce comme à son insu, toute œuvre de la plus haute inspiration. (Je suis sans doute loin d’être le seul poète à avoir dû affronter cela.) Il fut donc question de me soucier de trouver et de préserver ma voie, si modeste, si mal assurée soit-elle. Ce que je n’aurais pas fait de la même manière s’il ne m’avait pas, en quelque sorte, secoué! Je lui suis donc reconnaissant du champ qu’il m’a permis de prendre.
Avec les années, Jaccottet m’a appris à «mettre de l’ordre dans le proche», mais sans avoir à emprunter «le chemin qui passe par le plus long et le pire». Il m’a ainsi guidé, facilité dans la perception de ce que j’avais (peut-être) à dire. Il m’a aussi incité à la réflexion personnelle qu’implique un engagement en poésie qui soit susceptible de donner un sens à l’existence. Je puis donc aujourd’hui revenir aux livres autrement: avec le dessein de m’approprier la part de sens dont une lecture par trop orientée, pour certains d’entre eux, m’aura sans doute alors privé. Et ce sera manière de ne rien oublier de ce que je lui dois.
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Laurence VERREY
En écho à Parler, huit poèmes de Philippe Jaccottet,
ces quelques vers
Sous un passage d’oiseaux de rêves
cette barque d’os qui s’enfonce
surprise par l’eau amère qui monte
par l’inquiétude engouffrée dans les fentes
je la découvre lentement et m’en effraie
Sans le secours de la lumière
du verre fragile de l’aube
parler
langue arrachée
ce jeu cruel et nécessaire
pourrait-il s’accomplir?
Mais si c’est le nommer trébuchement
chant étiolé mensonge
ordure même jetée dans la source
cette impuissance accablée
elle me froisse et m’est contraire
Parler
cependant seule issue
Jeu ou enjeu crucial engagé de tout temps
au travers des ombres perdues
fidélité inlassable vouée
à ranimer le feu de ce qui fut offert
à baigner allégée par grand vent
la mort
Ce feu ce vœu de se vêtir
d’une fourrure de soleil
j’en reçois la force inexpugnable
Laurence Verrey