La poésie est un genre présent depuis très longtemps dans les pratiques littéraires, et qui a connu de nombreux changements au cours de son histoire. Quelle est sa place aujourd’hui dans sa diffusion médiatique? Dans cette optique, nous avons eu un entretien avec Caroline Rieder, journaliste à 24 Heures, sur sa vision de l’évolution des pratiques poétiques.
Johan Cuda: Comment se fait-il, d’après vous, que la poésie soit un genre littéraire présent différemment aujourd’hui – en comparaison avec le XIXe siècle ou le début du XXe siècle – dans l’univers littéraire, ou en tout cas dans nos imaginaires collectifs?
Caroline Rieder: La poésie a connu une telle évolution depuis la fin du XIXe siècle qu’il semble difficile aujourd’hui d’en donner une définition précise. Les auteurs contemporains ont développé une grande diversité de styles, avec un présupposé me semble-t-il largement partagé: leurs mots ne visent pas le retour à l’esthétisme: on n’écrit pas de la poésie pour faire joli, mais par besoin/envie de traduire une pensée singulière inscrite dans la contemporanéité.
Avec, pour conséquence, une démocratisation de la réception de ce type de production. Car si la poésie peut paraître encore élitiste pour certaines personnes, beaucoup ont découvert qu’il n’y a pas une poésie, mais des pratiques poétiques diverses, et que les découvrir par la lecture ou d’autres biais, ne demande pas une connaissance de la métrique classique. Ces contributions peuvent toucher chacun, pour dire ou faire ressentir le monde autrement que par des fictions, des analyses produites dans diverses disciplines des sciences humaines, ou par le traitement médiatique.
J.C.: Comment voyez-vous le rôle des médias dans la diffusion des productions poétiques?
C.R.: Il y a dans le monde éditorial un engouement pour le roman, avec une portion congrue pour des écrits poétiques pourtant bien présents, sauf dans les maisons spécialisées dans ce genre. Le monde médiatique suit cette tendance, mais il reste heureusement un peu d’espace, en tout cas dans les journaux papier ou en ligne, ou encore à la radio, pour chroniquer des textes poétiques, ou relayer des événements comme le Printemps de la poésie.
J.C.: En considérant l’ampleur des plateformes de partage immédiat mettant l’écriture à la portée de tous et une possible augmentation des pratiques littéraires – en partie due au confinement et à la situation sanitaire en général – quel a été, d’après vous, le rôle de l’écriture et plus particulièrement de la poésie durant cette période de crise?
C.R.: Durant le confinement du printemps, une partie de la population n’a jamais arrêté de travailler. Pour ces personnes-là, je ne pense pas que cette augmentation de la circulation de la culture en ligne, en un sens davantage accessible puisqu’elle arrivait directement dans leur salon, ait changé quelque chose. Pour toutes les autres qui se sont retrouvées assignées à résidence, désœuvrées ou en télétravail, mais dans tous les cas dans un état proche de la sidération, les pratiques de création littéraires et poétiques en ligne ont constitué un accès bienvenu pour s’évader du flot des nouvelles anxiogènes.
En Suisse romande, une initiative comme celle de Matthieu Corpataux a connu un succès immédiat. Chaque soir, toute personne intéressée était invitée à créer un texte sur la page Facebook «En attendant, écrivons», en respectant la contrainte du jour. Chacun pouvait publier ou non ses écrits. La période a constitué aussi un formidable espace de découverte ou de redécouverte de textes littéraires ou poétiques pour le public.
En revanche, la plupart des écrivains que j’ai interrogés dans le cadre d’un article pour 24 Heures ont évoqué une perte d’inspiration liée au confinement. Car beaucoup d’auteurs ne trouvent des bienfaits à s’isoler pour créer que lorsqu’ils se sentent libres. Sortir alors que tout le monde était dedans, a en revanche pu booster la créativité. On peut évoquer (dehors) de Thierry Raboud, dont le texte, accompagnant les photos de William Grammuto, emmène dans un monde inédit.
J.C.: La poésie est-elle aujourd’hui un art réservé à une élite littéraire instruite et experte, en considérant la diversification du genre dans les cent dernières années?
C.R.: Non, je ne crois pas, en tout cas je ne l’espère pas, pour toutes les raisons évoquées dans la première question. On peut ajouter que les jeunes générations y ont trouvé un nouvel accès grâce au slam et au rap. Effet démultiplié par les partages sur les réseaux sociaux. Il n’y a plus de complexe, pour eux, à jouer avec la langue. Par ricochet, des enseignants du secondaire m’ont rapporté que leurs élèves sensibilisés au rythme et aux sonorités de la langue par le rap découvraient avec intérêt des poèmes classiques, ou des pièces de théâtre en vers comme Le Cid.
Cette approche décomplexée se ressent même chez les plus jeunes, qui apprennent des poésies vraiment comme un jeu, en essayant ensuite de créer leur version, parlée ou chantée.
J.C.: En tant qu’actrice de la poésie – et du monde littéraire – lisez-vous de la poésie durant votre temps libre? Et si oui, quel type de poésie (littéraire, performance, audio, vidéo, etc.)?
C.R.: Tout d’abord, je préfère le terme de passeuse à celui d’actrice, qui me semble un peu trop fort. Oui, je lis de la poésie dans des recueils estampillés comme tels, mais je suis aussi très sensible à la dimension poétique d’un texte en prose. J’apprécie également les performances publiques, le fait que les mots se retrouvent portés par les auteurs eux-mêmes ou par des comédiens, avec ou sans accompagnement musical. Le texte touche ainsi autrement. Il y gagne en musicalité, et s’y ajoute une beauté fragile liée à la fugacité de l’instant. À l’inverse, le texte écrit permet d’y revenir aussi souvent que l’on veut pour expérimenter comment les mots résonnent en nous.
Pour les formes de transmission multimédias, j’apprécie les podcasts qui bénéficient d’une bonne qualité sonore, où les mots semblent déposés dans le creux de l’oreille à notre seule intention, ajoutant une dimension encore différente. Pour moi, cela ne fonctionne pas forcément avec les vidéos.
Enfin, en termes d’expérience poétique, j’ai trouvé passionnantes les déclinaisons proposées dans l’exposition Code/poésie au Château de Morges, et notamment le voyage de Rilke.
J.C.: Dans une société ayant un accès presque illimité à différentes formes d’arts et adepte de la fragmentation de l’attention, pensez-vous que la poésie se consomme de plus en plus sous de nouvelles formes aujourd’hui?
C.R.: La poésie se décline effectivement sous des formes de plus en plus diverses, j’imagine que ce mode de production de contenus courts a un impact. Je pense à la vogue des haïkus, à la poésie via Twitter, ou à de courtes capsules vidéo. Je m’interroge toutefois sur leur réception. La fulgurance poétique ne demande que quelques mots, il suffit de lire René Char, par exemple, pour s’en convaincre. Mais je pense que leur «digestion» devrait appeler un temps d’arrêt, une respiration, qui semble incompatible avec une optique de consommation rapide de l’information et de la culture.
Propos recueillis par Johan Cuda
Cet entretien a été mené dans le cadre des validations du Cours/TP Poésie, automne 2020, de la Section de français de l'Université de Lausanne.