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La poésie est-elle intemporelle? Entretien avec Karine Tissot sur la poésie contemporaine

Historienne de l’art, Karine Tissot a construit sa carrière au sein des institutions muséales les plus prestigieuses de Suisse romande (Centre d’art contemporain d’Yverdon-les-Bains, Musée d’art et d’histoire de Genève, Musée d’art moderne et contemporain de Genève). Femme engagée politiquement et autrice de nombreux ouvrages portant sur l’art contemporain, elle a été curatrice des activités culturelles au CHUV durant les 18 derniers mois et elle est aujourd’hui conseillère culturelle pour le canton de Genève (pour le domaine du livre et des politiques culturelles). Elle accepte de répondre à nos questions et d’endosser le rôle d’actrice de la poésie et de l’art romand.

Vous étiez chargée du programme artistique à l’hôpital du CHUV de Lausanne. Ce projet promeut une nouvelle vision de l’espace hospitalier; votre objectif: «simplement donner à la personne […] l’occasion d’apprendre, de s’évader». Comment l’art, au sens général du terme, permet-il l’apprentissage et l’évasion?

Karine Tissot: L’art qui était promu au sein du CHUV, tel que je l’envisageais, avait pour objectif de contribuer à renforcer l’aspect humain dans un contexte hospitalier qui n’est pas toujours «hospitalier». Or, l’art a quelque chose de profondément humain parce qu’il est créé par les humains pour les humains. Sa valeur à mon sens est entre autres dans le partage. Au sein d’un contexte comme l’hôpital où les gens n’ont pas envie de venir, n’ont pas cherché à venir et qui est assez difficile au niveau émotionnel et physique, l’art peut offrir des espaces d’alternatives de pensées.

Est-ce que la poésie a un potentiel thérapeutique?

K.T.: L’ensemble de l’art a un potentiel thérapeutique, et non seulement pour les personnes à l’hôpital, mais pour toute personne. Dans l’art et la poésie, on ne cherche pas de divertissement, mais on cherche surtout quelque chose qui nous nourrit intellectuellement, de manière sensible, qui déclenche des mises en relations avec ce qu’on a vécu, avec ce qu’on a ressenti, ce qu’on ressent sur le moment grâce au texte, par exemple si l’on parle de poésie. On reconnaît le besoin de bien-être visuel, intellectuel.

Vous avez dû faire des choix pour exposer: est-ce que vous avez un concept pratique pour l’art (étant un objet quand même difficilement saisissable)? Comment définir un objet comme artistique et un autre qui ne le serait pas par exemple?

K.T.: Il y a des zones très clairement délimitées au sein de l’hôpital qui identifient l’art. Cela devait continuer dans ce sens-là. Aujourd’hui, je suis revenue travailler à Genève et j’ai quitté le CHUV. Pour moi, on ne devait pas faire des expositions comme on en fait dans des centres d’art ou des musées, il y a assez de lieux comme ça pour exposer l’art en Suisse. Le CHUV a quelque chose d’assez fascinant, c’est par exemple la seule fois de ma vie où j’ai eu 13’000 collègues à côtoyer, que je mangeais avec 3’000 personnes en même temps à la cafétéria, c’est énorme! C’est une ville dans la ville: rien que Le Locle à titre d’exemple comparatif, compte 1’000 habitants, le CHUV c’est 13’000 employés, sans compter les 50’000 patients à l’année.

Les chiffres sont donc énormes. Dans ce contexte, je me suis dit qu’il fallait faire des expositions qui donnaient du sens à ce qui existe au sein du CHUV, parce que comme dans une ville, vous avez des menuisiers, des transporteurs, vous avez des ateliers de réhabilitation en psychiatrie, vous avez le musée de la main, l’hôpital orthopédique, la maternité: vous avez toutes ces choses différentes qui parlent de la vie et de la société.

Quelle est la place, aujourd’hui, de la poésie dans l’art contemporain (budget, production, événements…) et avec quels acteurs êtes-vous amenée à travailler (auteurs, éditeurs, lecteurs….)? Votre exposition «Traversées» rend par exemple compte de la rencontre entre art et littérature; quelle est la place de la poésie au sein de ce projet?

K.T.: Oui, j’ai écrit ceci pour le projet «Traversées»: «forme de dessin codifié, l’écriture peut renvoyer à un son, à une idée ou à une image. Simples ou complexes, texte et dessin sont des pratiques aux destins entremêlés dans l’art contemporain et l’automne chuvien les met en lumière à travers les travaux de trois artistes présentés en cinq lieux».

Nathalie Perrin, une artiste de la région, travaille toujours avec le texte et quand elle s’intéresse à un sujet, elle se documente et rencontre beaucoup de gens par rapport à ce sujet. J’avais donc envie de montrer qu’on pouvait s’appuyer sur ce qui se dit au CHUV, pour en sortir un projet artistique. Faire en somme parler les murs du CHUV, exprimer des choses autrement que par les statistiques ou les rapports d’activités, par exemple. Pendant une année, elle a rencontré des soignants à la retraite en cours d’emploi, ou en formation. Et la même chose pour les patients: des patients qui sont passés par le CHUV, des patients qui ne sont pas passés par le CHUV, des patients qui y sont. Ainsi, elle a accumulé de la matière et elle a décidé, de manière subjective, comme elle le fait toujours très finement, d’en faire une composition: généralement son travail tient sur une page A3 et pour la première fois quelqu’un lui faisait une invitation pour dessiner à l’échelle d’un grand mur de quinze mètres de long et de trois mètres de hauteur.

C’était donc une vraie performance pour elle, c’est un travail qui nous a occupé une année en termes d’échanges, de rencontres, de recherches de financements, d’organisation technique (assistanat, projection, etc.) pour réaliser ce travail de dessin à même le mur. Pour moi, c’était aussi important que ce soit un travail qui prenne du temps, parce que contrairement à un musée, on n’a pas besoin de fermer les portes au public et de les ouvrir une fois le montage terminé, car on est dans un lieu de passage. Donc, pendant deux semaines, il y a des gens qui pouvaient voir des personnes travailler sur le mur et ça c’était important, c’est déjà de la poésie pour moi.

Dans le projet que je mettais en place à l’hôpital, l’Espace CHUV était le lieu central des expositions et puis après, à partir de ce cœur, on essaimait ailleurs avec d’autres projets artistiques. J’ai donc invité Julia Sorensen à la Bibliothèque universitaire de médecine et à l’Hôtel des patients à exposer ses dessins dont trois s’appuient sur une publication qui s’appelle FAFU/éd. art&fiction (où elle a imaginé des définitions du dictionnaire de la lettre F, mais seulement des mots allant de FA à FU). Dans cette publication, vous verrez qu’elle reprend la police et la typographie qu’on utilise dans un dictionnaire, avec la même ponctuation, les gras, les italiques etc., sauf qu’elle nous emmène dans un onirisme très libre qui fait que notre imaginaire est assez vite stimulé.

Et puis, du côté de Cery, j’ai invité, toujours dans le même programme «Traversées», Hadrien Dussoix, qui a fait des tableaux qui comportent toujours trois mots de quatre lettres, où il essaie de faire en sorte que la lettre devienne forme: une autre manière de voir ainsi comment écriture et art se rencontrent aujourd’hui.

Dans tous les cas, la poésie a une place forte au sein de l’art plastique, il y a beaucoup d’artistes qui ont mêlé leur pratique plastique à celle du texte. Je pense notamment dans les années 1960 à Lawrence Weiner qui était sculpteur, et qui pourtant, à un moment donné, est passé uniquement à des installations de texte. L’histoire raconte qu’il avait participé à une exposition de sculptures en plein air et, qu’une nuit, des jeunes avaient vandalisé son installation, ce qui l’a beaucoup remis en question. Il a donc décidé de trouver une autre forme pour faire de l’art qui soit moins intrusive et qui offre quand même un tremplin à l’imaginaire pour le public qui souhaiterait s’en saisir. Et c’est en apposant des textes gravés par endroit, peints en d’autres endroits, qu’il s’est dit que les gens pouvaient imaginer des choses à partir de ces mots, créer eux-mêmes de l’art, copier, photographier ou passer à côté sans même l’apercevoir et donc sans en être gêné; tout cela est possible.

L’ère technologique a-t-elle modifié la politique du livre? Si c’est le cas, en quoi a-t-elle changé et quelles en sont les conséquences? Quels supports sont les plus adaptés pour démocratiser l’art et la poésie à notre époque?

K.T.: L’ère technologique va forcément modifier les choses de la même manière que la révolution industrielle a changé tellement de choses en son temps, si l’on pense aux arts plastiques et à l’arrivée de l’appareil photographique: alors que seule la peinture permettait de réaliser les portraits, soudainement un moyen mécanique s’est avéré plus efficace (d’une certaine manière). Ces révolutions-là, elles ont existé, tout comme l’arrivée de l’imprimerie a permis de créer des livres et de ne plus écrire à la main, à chaque innovation technique, c’est une petite révolution.

Aujourd’hui, l’ère technologique modifie le rapport traditionnel au livre, et, comme à chaque nouvelle ère «technologique», il y a d’abord des peurs qui sortent. Nous pouvons parler de la peur de l’arrivée du livre numérique et puis finalement vérifier qu’au bout de dix ans, ça ne prend toujours pas le pas sur le livre papier. On ne peut pas faire avec ou sans, je pense que les deux emplois sont possibles pour des raisons tout simplement différentes. Pensons aux pendulaires, par exemple, entre Paris et Londres, qui, le week-end, ne veulent pas se charger sur leur trajet et donc mettent tout sur leur ordinateur: un livre numérique peut être ainsi rapidement intégré à leurs autres documents et sans encombre. C’est une vraie plus-value pour continuer la lecture, donc pourquoi pas.

Concernant la politique du livre, à Genève, qui s’appuie sur des réflexions de professionnels depuis plus de 20 ans au travers de la Commission consultative de mise en valeur du livre, la CCMVL, comprenant des représentants de toute la chaîne du livre (des auteurs aux éditeurs, critiques littéraires, auteurs de bande dessinée, direction de bibliothèque universitaire, direction de bibliothèque municipale, universitaire, soutien au livre à la ville), la question suivante s’est posée récemment: «mais pourquoi est-ce qu’on ne créerait pas une bourse de soutien aux écritures numériques pour encourager les gens à se lancer dans ces nouvelles manières de faire?». Et donc, depuis peu, il existe une «Bourse de soutien aux écritures numériques», dotée de 20’000 francs, donnée tous les 2 ans, conjointement par la Ville et le canton de Genève. Voilà une chose qui a été comprise dans son émergence et qui est soutenue. Cependant, force est de constater que les candidatures ne sont pas nombreuses.

Enfin, pour démocratiser l’art, le numérique peut également s’avérer être une bonne chose car les poètes peuvent intervenir sur des supports déjà existants pour d’autres usages, comme ceux réservés à l’information: la poésie peut y survenir de manière subtile et intelligente. C’est ce qui avait été discuté lors du dernier Printemps de la poésie dans les hôpitaux romands: les HUG ont investi leurs supports numériques.

Pensez-vous que les réseaux sociaux sont un tremplin pour la poésie? Quelles sont les ressources (en dehors des réseaux sociaux et internet) que l’on peut mobiliser pour promouvoir l’art et la poésie auprès d’un public jeune?

K.T.: Les réseaux sociaux sont des espaces caricaturaux, à mon sens. Ils tendent à restreindre la pensée en nous mettant en relation avec un groupe de connaissances qui partagent déjà nos opinions. Cependant, il y a une certaine potentialité, notamment par l’intermédiaire de la nouvelle génération qui peut y trouver des outils constructifs. Je dois dire que je ne pratique pas suffisamment ces espaces.

Il n’y a pas que les réseaux sociaux pour convaincre les jeunes. Je pense que «l’expérience musée» peut amener d’autres choses et d’autres valeurs que les écrans. La poésie peut survenir dès la petite enfance. Dès la crèche, il y a des choses à faire avec la poésie puisque les enfants s’y familiarisent très tôt au travers des comptines. Il y a sûrement quelque chose à faire pour éviter toute rupture entre la petite enfance qui apprend de nombreux poèmes et le secondaire qui impose un certain nombre de classiques aux étudiants.

Des formats tels que Poésie en ville aux Bains des Pâquis à Genève sont des formules véritablement intéressantes, au centre-ville, avec des publics différents, pas nécessairement universitaires. Cela donne du poids aux mots, aux rêves.

Votre livre Les objets de l’art contemporain (éditions Notari, 2011) s’interroge sur la notion d’«objet», que vous définissez comme l’ensemble des productions de l’art contemporain. Quel est aujourd’hui le statut de l’objet «livre» dans l’art?

K.T.: L’art est vaste. Il y a plusieurs personnes qui peuvent se saisir d’un objet-livre. Par exemple, dans le théâtre, l’objet-livre est incontournable: c’est en effet celui qui donne le texte; dans l’art plastique, beaucoup d’artistes travaillent avec l’objet-livre galvaudé. Mon exposition et ma publication Trait de Papier (L’APAGE/Atrabile 2012) résulte d’une réflexion autour de la pratique du dessin contemporain: le dessin contemporain pouvant être compris comme une ligne (parfois même dans l’espace) ou pour son support lui-même, généralement le papier. En effet, parfois, on constate chez les artistes contemporains que le papier lui-même est plus qu’un support dans le travail artistique. Il fait œuvre. Dans cette idée, le livre, en tant qu’objet, peut devenir partie constituante d’une œuvre d’art ou être œuvre d’art lui-même.

Aloïs Godinat, artiste lausannois, a conçu une œuvre en construisant un mur de mosaïques fait de livres des années 1960. La mosaïque se constitue par les points de rencontre entre les pages de couleurs différentes. Ainsi, les briques multicolores résultent d’un emploi du livre qui ne relève pas de son contenu, mais de sa forme. Andrea Mastrovito, est un artiste qui, après avoir récupéré des quantités d’ouvrages de botanique illustrés, a choisi de découper une même fleur d’une même page dans chacun des ouvrages, tous identiques. Lorsqu’il pose tous ces livres ouverts avec une seule et même page, redressée à la verticale, on a l’impression d’être face à un champ fleuri, tout en étant dans un musée. En résumé, le support de ces fleurs est un livre ouvert tout simplement. Peter Wüthrich, artiste bernois, travaille uniquement avec le livre: il crée des sculptures et des tableaux de livres, des performances avec des livres: comme celle des anges où le livre ouvert, porté comme un sac à dos, devient ailes sur les gens qui le porte. Ainsi, le livre peut parfois être employé comme médium.

Avec un point de vue plus critique sur la société, Jérôme Leuba, artiste genevois, a conçu une installation qui permet de se questionner sur notre mode de consommation. On est en effet hélas dans une société qui préfère détruire et réimprimer, au lieu d’offrir la possibilité aux autres de bénéficier d’un objet invendu. Il a travaillé avec des entreprises qui récupèrent le papier, qui reçoivent massivement des livres invendus et donc jetés. Les livres étaient exposés par tonnes, dans leur état transitoire, au musée, avant de retrouver le cheminement de la récupération, une fois l’exposition terminée.

Maintenant, si on prend en considération notre contexte actuel et celles et ceux qui sont vraiment les usagers du livre pour ce qu’il est, on voit que, pendant la crise sanitaire, le livre a été malmené comme toutes les autres disciplines culturelles, mais il ne s’en sort pas si mal au niveau de sa consommation.

Au niveau de la fabrication, cela a été plus compliqué: les éditeurs ont ralenti les processus de lancement de projets et le papier est devenu plus coûteux. Cependant, contrairement aux autres acteurs culturels qui ont eu de grandes difficultés à retrouver un public (notamment le théâtre et le cinéma), les bibliothèques ont gardé leur public. L’habitude est revenue, le livre n’a pas arrêté d’être lu et d’être consommé sous différentes formes. Se concentrer sur les différentes formes de consommation de l’objet-livre, signifie aussi considérer la place du numérique, qui malgré la menace survenue il y a une dizaine d’années, n’a jamais supplanté le livre-objet. Le beau livre quant à lui traverse les années et ce malgré l’arrivée des technologies. Le papier d’un beau livre à une main, un format spécifique, se pose sur une table, se regarde, de même qu’on apprécie la qualité de ce qui est imprimé et le travail fin d’un imprimeur. Tout cela, à mon avis, sont des valeurs qui perdurent.

Par rapport aux autres formes d’art, pourrait-on dire que le livre a sorti son épingle du jeu durant la crise sanitaire?

K.T.: Il a plutôt réussi à tenir la tête hors de l’eau, mais cela n’a pas été évident. Du moment que les librairies ont été fermées, jusqu’à ce qu’il y ait des solutions de vente en ligne, jusqu’à ce que les gens aient du temps pour lire et savent ce qu’ils ont envie de faire avec un arrêt aussi brusque du monde entier, même pour le livre ça n’a pas été simple.

Recevoir un public avec des règles restreintes, imposer le certificat Covid qui ne fait pas l’unanimité du public suisse, cela pose beaucoup de contraintes par rapport à la consommation de l’objet théâtre ou danse dans une salle fermée, ce qui n’est pas le cas du livre évidemment. Genève a une chance inouïe, car les librairies sont restées ouvertes. De plus, elles ont été soutenues par l’État, alors que la Confédération avait décrété dans un premier temps que le domaine du livre, compris comme un objet commercial, n’aurait pas dû être soutenu par l’ordonnance fédérale pour le soutien à la culture. Il ne faut pas négliger le fait que le livre a souffert différemment, par exemple par la fermeture des salons qui restent des modes de revenus et de visibilité très importants pour les auteurs et les autrices, les éditeurs, éditrices et les libraires. 

Propos recueillis par Anna Chialva, Morane Gandon et Noelia Stanca

Photographie: © Claude Cortinovis

Cet entretien a été mené dans le cadre des validations du Cours/TP Poésie, automne 2021, de la Section de français de l'Université de Lausanne.