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Eric Duvoisin lit Anne-Sophie Subilia, abrase

Eric Duvoisin lit

 Anne-Sophie Subilia, abrase (éditions Empreintes, 2021)

abrase ou «La vivante paroi de l’existence»

Il est des géographies qui entrent parfois en profonde résonance avec un auteur, souvent de manière mystérieuse. Abrase, paru ce printemps aux éditions Empreintes, semble en témoigner: Anne-Sophie Subilia nous offre dans ce recueil la traversée d’un être dans un paysage en débris, éclaté comme l’archipel portugais des Açores où l’auteure a séjourné et trouvé la matière de ces poèmes.

où es-tu/visage immédiat? 

Il y a d’abord ce titre, abrase, lapidaire, incisif, énigmatique, et ce petit livre immaculé qui se moule facilement au format de la main. J’entre dans le recueil sans trop savoir situer scène et paysage: il y règne une ambiance balnéaire, on devine un cabanon de bois battu par les embruns de l’océan et au loin, la cime d’un volcan. Une double tension s’impose d’emblée entre cette plage hivernale désertée et le désir de briser la solitude subie qui va marquer la suite du recueil, entre l’appel des flots glaciaux et le besoin d’un corps de rassembler ses forces vives. En quelques traits est esquissé sans être dévoilé un paysage, en quelques fragments une tonalité impose son humeur océanique et minérale au recueil.

Les huit parties qui balisent le livre sont autant de parcours en quête d’un lien avec le monde et les hommes. Dans les derniers fragments on retrouvera la mer, une scène de baignade qui fait écho aux poèmes du début: cette circularité du recueil renvoie à la géographie insulaire et dessine une trajectoire possible du je poétique: à l’isolation douloureuse du début répond la progressive émergence d’une subjectivité, qui se met en marche et finira par fermer provisoirement la boucle de ses errances en réintégrant le monde des vivants. Bien entendu, le lecteur reste libre de déambuler à sa guise entre les parties et abrase offre de multiples itinéraires à l’imaginaire. C’est une grande qualité du recueil d’offrir cette structure ouverte, qui ménage des haltes, laisse la place au souffle et au cheminement intérieur.

toute la nuit/nos essais de jointure 

L’ambiance hivernale, où le vent froid et salé pique le visage des enfants qui se hâtent de rentrer de l’école, invite au repli. En retrait, étranger, spectateur d’une vie sociale qui lui échappe, le début du livre met en scène un être à l’identité vacillante. En proie à une véritable crise de parole, la langue du lien reste obscure et une réelle impuissance menace cet être en marge et muet. Se dégager du silence, de la nuit, faire de l’archipel un espace habitable et non une prison intérieure, voilà le défi à résoudre, alors qu’au dehors tout appelle et exige une réponse («dans les murets se cache/la forme brûlante/de leurs questions»).

Mettre à ras, aplatir les murs du mutisme, retrouver de l’élan, et en même temps toucher l’essentiel, se ressaisir dans un mouvement libératoire: le titre abrase est bien cette injonction à abattre les distances qui séparent ou clivent. Ici, c’est aussi le langage que Anne-Sophie Subilia abrase, en fractionnant les phrases, en cherchant une langue fragmentée qui puisse dire cet écueil de la parole et de l’existence, et rendre compte d’un paysage insulaire lui aussi creusé, décapé, érodé par les rafales et les sels de l’océan. Les poèmes deviennent de petit îlots de sens, poussés à la force de la salive et du cœur, malgré le climat intérieur délabré et les éléments hostiles. Bousculés comme des touffes d’herbe au vent, ils témoignent d’une prise possible sur le monde, d’un chemin retrouvé sur la page.

Chaque vraie encoche/de parole/soulage/comme un abri provisoire

L’autre recours, c’est de sortir au grand air atlantique, mobiliser le corps dans la marche. Quelque chose appelle au dehors, enjoint à sortir au grand jour; sous forme d’impératifs, un corps s’encourage à se mettre en route et parcourir les alentours, cheminer dans ce paysage réduit à quelques motifs: «rassemblons nos sacs/vers l’ombre ornée/des mains perdues». Par étapes, la marche va apaiser, l’auteure paraît apprivoiser cet espace inquiet et hostile, et un horizon s’ouvre. Le rythme du pas s’accorde avec une quête intérieure, en une double exploration simultanée du monde et de soi.

la beauté fend/les portes 

Le regard se déploie, devient sensible à la croissance du végétal, au devenir minéral, à l’infinie oscillation des eaux, aux trajectoires des oiseaux, à cette «matière tranquille» qui déborde et nourrit le cœur. C’est un art pauvre, c’est-à-dire essentiel: il ne reste que quelques signes, de rares images pour dire l’émerveillement: les fruits du figuier qui sont restés grelots, ce vendeur de châtaignes qui s’en va «à l’autre bout de l’arc-en-ciel», ou le rire «sépia/du soir».

Cela circule à nouveau, et nous arpentons avec joie de nouveaux espaces: un être confiant risque la rencontre, ose à nouveau faire l’offrande du visage en ville et dans les rues. Ici et là nous rencontrons des traces de vie sociale: les habitants se réunissent autour d’une télévision de bar, des femmes bavardent près d’une cantine ou pendent la lessive. Cette image de la lessive qui sèche en plein air me plaît: elle symbolise un mur devenu mobile et permet au regard de se glisser furtivement dans la vie familiale, au gré des intervalles aléatoires de vent. Les vêtements en suspension laissent le passage libre à quelques coups d’œil, et nous devinons la vie des autochtones, leur présence et leur force.

on tombe/fragile/dans la clarté

Vers la fin du recueil, la voix s’adresse à une figure absente, dont le souvenir se lit sur des photos: images mortes, enfouies, qui émergent de nouveau à la lumière, comme ces herbes que les roches volcaniques laissent croître, ou ces lacs hébergés dans les cônes des volcans. «Les précipices» se fécondent, la mort «barre et ouvre», la boucle est bouclée.

Dans les poèmes d’Anne-Sophie Subilia, beaucoup n’est pas dit, est gardé dans l’épaisseur du corps et des sensations. Ces poèmes rayonnent par ce qu’ils cachent, troués, usés par les éléments mais porteurs d’une trace, d’une lumière, témoins d’un lien, même provisoire et précaire, avec le monde: «on voudra chanter/l’isolement», nous dit-elle, c’est-à-dire trouver les mots pour dire la blessure, la séparation, la solitude. Le paysage quant à lui, révélateur des failles intérieures, garde les traces d’une germination en devenir, d’une respiration retrouvée, d’un «souffle/convalescent», tout près des vivants. Et du lecteur que je suis.

L’un par l’autre 5
17 janvier 2022
© Association Lyrical Valley

Pour plus d’informations, visitez le site des éditions Empreintes ici.