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Allusions, ellipses, métaphores: entretien avec Michèle Makki

Michèle Makki a publié son premier recueil de poésie intitulé Tes fleuves sont la mer aux Éditions des Sables. Rencontre avec cette poétesse à la réflexion déjà bien développée sur sa pratique d’écriture.

Janett Donis: Après avoir fait paraître des poèmes dans la revue lausannoise Écriture, votre premier recueil vient d’être publié aux Éditions des sables. Comment est né ce projet? 

Michèle Makki: Il m’est arrivé de publier quelques poèmes dans les revues «Écriture»,  «Nova et Vetera», et de les oublier, avec d’autres, jusqu’au jour où j’ai rencontré Huguette Junod, directrice des Éditions des Sables. C’était lors d’un événement littéraire, elle présentait une de ses auteures. Je lui ai parlé de mes textes en pensant  «…oubliés pour oubliés, cela ne change rien si elle les refuse, ils resteront dans le tiroir où je les ai mis». Huguette m’a proposé de lui envoyer l’ensemble du recueil, c’est ce que j’ai fait. Une heure après l’avoir reçu, elle m’écrit un courriel disant qu’elle le publie. Je dois beaucoup à Huguette Junod et au hasard…

J.D.: Vous avez enseigné le latin, le français et la philosophie à Genève, en parallèle à votre projet d’écriture. Mais au-delà de ces éléments biographiques, quel a été votre parcours? 

M.M.: Je suis venue d’Italie avec mes parents, dans les années cinquante du dernier siècle, je devais avoir cinq ans. Ils se sont installés à la Chaux-de-Fonds. Tout en leur reprochant de m’avoir enlevée à un pays que j’aimais, j’étais fascinée par les paysages que je découvrais, prés verdoyants de l’été et scintillement de la neige hivernale. Je suis passée de l’italien au français sans réaliser que je changeais de langue. J’ai donc bénéficié de deux langues maternelles pour m’approprier la culture locale qui ne se différencie que superficiellement de ma culture d’origine. 

Quant aux études universitaires, je les ai effectuées à Genève, en suivant les conseils d’amis chaux-de-fonniers. J’ai suivi les cours des professeurs de l’époque: Jeanne Hersch, Starobinski, le cardinal Cottier, qui, était alors le professeur Cottier. J’ai eu l’occasion de lui rendre visite plusieurs fois au Vatican, lorsqu’il était le conseiller théologique de Jean- Paul II. J’étais aussi assez proche de Jeanne Hersch qui m’a attribué la bourse de philosophie attachée au prix Montaigne, qu’elle avait reçu en 1979. Cette triade de professeurs dispensait un enseignement optimal, qui m’a marquée.

Après l’université, j’ai enseigné et j’ai élevé mes enfants. Maintenant que les tâches premières de l’existence sont accomplies, sans oublier le «carpe diem»,  je peux écrire à ma guise.

J.D.: Quelles sont pour vous vos figures tutélaires en poésie? Appartiennent-elles à la littérature francophone ou plus spécifiquement à la poésie en Suisse romande?

M.M.: De la poésie suisse, je privilégie Jaccottet, mais la poésie française dans son ensemble, me séduit, particulièrement Paul Eluard, Saint-John Perse, Pierre Jean Jouve…

J.D.: Vos livres relèvent de différents genres littéraires. Pompéi, le sang et la cendre, paru en 2019, est un roman historique tandis que votre nouvelle Mon Corona : un homme, une femme, un virus (2020) saisit l’actualité de la pandémie. Selon vous, en quoi la pratique de l’écriture poétique est-elle similaire ou différente des autres genres comme le roman ou la nouvelle? Quelles sont ses spécificités?

M.M.: Le discours en prose est la condition nécessaire de la communication. Il assure une transmission cohérente en alignant le sujet, le verbe et le complément. La poésie moderne, qui s’est débarrassée de la métrique, se veut allusive, elliptique, métaphorique, rythmée; elle tient, d’abord par sa forme verticale, à se dissocier de l’écrit linéaire. Son contenu, donné dans l’instant, s’adresse à l’émotion  et à l’intuition, contrairement à la chronologie de la prose, qui a besoin de la temporalité pour se dire. Un roman, une nouvelle, vous invitent à un voyage dans la durée. Le poème se lit dans l’immédiateté d’une rencontre. Qu’importe qu’on n’en saisisse pas tout le sens au premier regard, si on est transporté par sa force… Autant la prose se meut dans le cadre de la claire logique, autant la poésie, par les voies qu’elle emprunte, est passionnelle. C’est une séductrice. 

J.D.: Les thèmes de la douleur et de la mort ressortent en filigrane de Tes fleuves sont la mer. Vous semblez ainsi lier thérapie et poésie. Pensez-vous que la poésie est un lieu de sublimation thérapeutique de la souffrance?

M.M.: La poésie peut exprimer une certaine souffrance, une crise existentielle. Combien de poèmes ne chantent-ils pas l’amour perdu ou le mal de vivre? La poésie est une issue pour la souffrance qui se libère à travers les mots, elle évoque ce qui a été perdu, elle conjure l’absence et la perte par la parole souvent voilée du poème car émergeant du secret de la conscience, elle ne possède pas la communicabilité d’un discours utilitaire. La poésie est une main qui fait apparaître ce qui, en nous, relève de l’inavoué et de l’intime: la douleur, la perte, l’absence. Engage-t-elle une démarche solitaire lorsqu’elle apaise, par la magie des mots, la carence au cœur de son discours, ou est-elle fille d’une tradition qui cherche une origine à l’histoire de la douleur? De qui choisissons-nous d’être les héritiers? 

Pour les Anciens, la création est un état éternel. Elle a toujours été, malgré le changement perpétuel, le «panta rei», qui s’offre à notre regard jour après jour. Les maîtres grecs de notre philosophie contemplaient le scintillement d’un univers incréé. La pensée judéo-chrétienne rompt cette plénitude, faisant surgir l’univers du néant, notion invraisemblable pour la pensée antique. Le dieu unique est le créateur absolu, planant au-dessus des factices divinités de l’Olympe. 

Il a, d’un mot, créé l’univers, plaçant sa parole fondatrice à la source de toute vie: «…dieu dit1», «Au commencement était la parole2». Le verbe divin crée et sépare. Elle surgit du rien, sépare la lumière des ténèbres, le firmament, des eaux et de la terre. La poésie, dans le caché de son expression, est-elle la descendante de cette rupture initiale?

Quel champ interprétatif cela ne donne-t-il pas à une étude du langage, si on en fait la supposition! Sans langage, point de relations, de culture, de civilisation…et aucune poésie. Ce qui est à retenir de cette symbolique, c’est que le langage transcende la création, faisant surgir de l’animalité  primitive, une créature de pensée. Nous sommes des êtres de langage, à deux faces, comme Janus, explorant le champ de leur force. Parole d’amour à travers le poème, domestication des masses par la propagande comme le préconisait Goebbels en des temps que nous espérons définitivement disparus. Selon Augustin, le mal, et la douleur qui en résulte, est la marque du néant d’où l’homme a été tiré. La souffrance exprimée par la poésie relève du mal consubstantiel à la condition humaine, connaissez-le et vous la connaissez. La parole poétique peut-elle sublimer la souffrance, fonctionner comme une thérapie ?

On sait bien que quelques séances chez un thérapeute servent d’exutoire à une souffrance existentielle, du moins, c’est leur but. Ensuite, toute activité prenante, dans laquelle on s’oublie, permet un dépassement de la douleur. La poésie, travail de l’esprit, fonctionne naturellement comme une catharsis sans pour autant se réduire à cette fonction. Elle relève de l’art. En elle, par le jeu de l’écriture, la présence et l’absence, la création et la séparation, se font face, dans le moment de leur rencontre paradoxale. 

Observons cette confrontation, le paradoxe étant «la passion de la pensée», si on transpose les termes de Kierkegaard, le moment où la vie se défait, mais accède à une transcendance esthétique. Celle-ci unit, dans son évocation, ce qui est et ce qui a cessé d’être, le présent et le passé. La poésie est bien le lieu où s’évoquent la perte, la séparation, la souffrance et la grâce de la surmonter en paroles. Personne ne l’a mieux exprimé que Paul Éluard, après la mort de sa femme: 

«…écrire ce poème
Au lieu du poème vivant 
Que je n’écrirai pas 
Puisque tu n’es pas là3».

J.D.: L’histoire antique semble vous intéresser; en dénote la parution du roman historique Pompéi, le sang et la cendre en 2019. Dans votre poème intitulé Megale Hellas (p. 58-60), vous faites également référence à cette même Antiquité puisque ce terme désigne les régions italiennes habitées par les Grecs durant cette période. Quelle est l’origine de cette passion? En quoi, l’Antiquité est-il un objet poétique privilégié?

M.M.: L’Antiquité gréco-latine nous a donné nos mythes, notre écriture et notre langage. Les Anciens ont révélé, à travers la mythologie et la dramaturgie, les attitudes psychiques fondamentales de l’être humain. Nous nous sommes appropriés leurs représentations imagées: Eudipe, figure de la transgression incestueuse et de son châtiment, Bacchus, dieu du désordre et de l’ivresse, Apollon, metteur en scène de la forme, hors de laquelle tout est barbarie. Freud a assemblé en système cet héritage culturel et en a illustré la psychanalyse. Il est, par conséquent, permis de penser que l’Antiquité est devenue, avec ses dieux et ses héros, la  représentation de notre inconscient  personnel et collectif. Elle a également parsemé notre histoire de ses traces. On la rencontre au présent, lorsqu’on lit ce qui reste de ses textes, lorsqu’on admire les vestiges de ses demeures, de ses temples, jusqu’au plus humble tesson d’amphore découvert dans le sable. Et elle continue à survivre dans le parfum des pins, le scintillement de la mer, tels que les ont connus Socrate, Prodicos ou une servante.

Ma famille est originaire de Grande-Grèce, elle m’a inculqué l’amour de l’histoire, des légendes, des beaux paysages…et de l’écriture. Elle m’a aussi réservé quelques surprises: adolescente, en farfouillant dans la bibliothèque de mon grand-père, j’ai découvert une carte postale de Paul Éluard et de sa femme Nusch, adressée à mes grands-parents. Je ne savais pas qu’ils se connaissaient. Autant, dans cette famille, on était intellectuellement ouvert, autant ce qui relevait de la vie privée était passé sous silence. 

D’autre part, l’Italie est un musée à ciel ouvert, on est imprégné d’enseignements sans avoir l’impression d’apprendre, simplement en se promenant dans les rues ou en dégustant une granita dans le jardin d’un ami. Celui que j’évoque venait de déterrer, en plantant un pied de vigne derrière sa villa, une urne funéraire grecque, noire et ocre, qui contenait des ossements. Comment ne pas être marquée par un tel environnement? 

En ce qui concerne la transmission  de connaissances livresques, à laquelle je n’ai pas échappé, je n’ai rien à regretter: elle s’effectuait de manière ludique, dans une nature colorée, odorante, avec la mer comme horizon. C’est ce que j’ai transmis, à mon tour, dans « Megale Hellas »: les héros d’une terre, ses enseignements et ses beautés. J’ai bénéficié, à travers ma perception de l’Antiquité, d’une matrice d’images, de sentiments, de narrations, dans laquelle a grandi une création personnelle: «Pompéi, le sang et la cendre», mon premier roman historique et le second, que j’écris actuellement, et dont l’action se déroule, justement, dans une ville de Grande-Grèce.

Propos recueillis par Janett Donis

  1. «Genèse 1, 3», dans La sainte bible. Second, Genève, Nouvelle Edition de Genève, 1979.
  2. «Evangile selon Jean 1», dans La sainte bible. Second, Genève, Nouvelle Edition de Genève, 1979, p. 1056.
  3. Paul Éluard, «Négation de la poésie», dans Derniers poèmes d’amour, La Chaux-de-Fonds, Guilde du Livre, 1967, p. 69.