Marina Skalova traduit
Rolf Hermann, «forêt noire en décembre» («schwarzwald im dezember») et «rue de la lune»
forêt noire en décembre
des troncs d’arbres un tunnel et le jour
bâillant sur les collines en noir et blanc
feuillette des romans à l’eau de rose écornés
je note deux titres dans l’obscurité une lumière
brille chez toi maintenant mon coeur est à la maison
entre-temps changer les noms de lieux
quelque part entre –ingen et –ach
là où il neige
trois degrés en-dessous de zéro
schwarzwald im dezember
baumstümpfe ein tunnel und der tag
gähnt über hügeln weiss und schwarz
blättert in zerlesenen groschenromanen
notiere zwei titel in der dunkelheit leuchtet
ein licht bei dir ist jetzt mein herz daheim
derweil die ortsberzeichnungen wechseln
irgendwo zwischen -ingen und -ach
wo’s schneit
drei grad unter null
rue de la lune
j’épluche la pluie annoncée et là
le monde me heurte de sa gravité
au clair de la lune mon ami pierrot
fait coucou et tombe
cinq mètres par seconde
le violon oriente l’archive
dans ma bouche
ma langue renverse les choses
rue de la lune
ich schäle den angekündigten regen
da trifft mich welt als luftwiderstand
der mond der ist das schäferlein
das winkt und fällt
fünf meter pro sekunde
lenkt die geige das archiv
v
im eigenen mund
ich spreche dinge innen im
*
* *
Rolf Hermann est un poète suisse, né en Valais en 1973 et vivant aujourd’hui à Bienne. Les deux poèmes inédits présentés ici sont issus du recueil Cartographie de la neige (Der gesunde Menschenversand, 2014). Rolf Hermann y propose des sortes de collages poétiques, où des éléments visuels concrets, souvent empruntés à l’observation du quotidien, des détails piochés au gré d’un voyage, sont extraits de leur contexte et reterritorialisés dans le poème. En mêlant des éléments hétérogènes, ces décalages confèrent une étrangeté créatrice de sens aux textes, où une dimension ludique coexiste avec des accents métaphysiques. Ces prélèvements effectués dans le réel jouent souvent sur la polysémie ou sur l’enchâssement de plusieurs réalités que la traduction doit réinventer, tout en préservant la concision des vers.
Les deux poèmes choisis ici traversent des espaces géographiques précis, la Forêt-Noire et Paris. Le premier, forêt noire en décembre s’ouvre sur une description par mots-clés, où la perception est aussitôt mise en abyme comme une construction car le «noir et blanc» renvoie à une impression photographique. D’abord limpide, la représentation du réel se complique dès lors que «le jour (…) feuillette des romans à l’eau de rose écornés», dont les titres évoquent des histoires d’amour mille fois représentées, campées dans ce décor avec ironie. Le «Groschenroman» allemand, un genre littéraire mineur, renvoie à des récits souvent érotiques vendus à bas prix dans les stations-service allemandes. En français, nous pouvons le traduire par «roman de gare» ou «roman à l’eau de rose». Si le premier évoque la lecture facile et la dimension péjorative associée à ce genre littéraire, le «roman à l’eau de rose» a l’avantage de préserver un aspect sentimental de l’ordre du cliché. J’ai l’impression que ce poème, qui convoque l’imaginaire photographique, traite aussi du rapport au cliché: un éventail de représentations stéréotypées feuillette le jour et la perception possible du réel est aussi «écorné[e]» que les romans à l’eau de rose. Je choisis ce terme parce qu’il évoque les représentations surannées de la rencontre amoureuse, soulignées par les titres cités. Dans le vers suivant, «entre-temps changer les noms de lieux», c’est la démarche d’écriture elle-même qui est mise en exergue, en tant que geste consistant à déplacer, à couper-coller en ajustant, à tronquer le réel pour en faire un terrain de jeu.
De même, le premier vers du deuxième poème, «j’épluche la pluie annoncée» nous propulse d’emblée dans un registre méta-poétique. «La pluie» évoquée dans le premier vers peut, à la fois se lire, comme élément météorologique ou comme signe avant-coureur d’une catastrophe nucléaire. Sur le fil entre le registre léger de la chronique météo ou les accents graves de l’actualité mondiale, le poète «épluche la pluie annoncée», comme on feuillette un journal, le déploie sur un plan de travail pour y peler ses légumes ou le découpe pour en faire un collage: le journal est le support d’une réappropriation amusée du réel. Le deuxième vers se tient sur le même fil entre légèreté et gravité: «le monde me heurte comme résistance de l’air», écris-je dans une première version de ma traduction. En allemand, le terme de «Luftwiderstand» renvoie au phénomène physique de la traînée, qui désigne la résistance de l’air face à des corps en mouvement. Le monde résiste, l’air résiste, la résistance est dans l’air. Mais c’est alors le poème qui me résiste: les processus décrits dans la suite du poème, l’extrait de la chanson enfantine qui «tombe», «le violon qui guide l’archive» relèvent-ils du processus physique de la trainée? Ou peut-être pourrait-on remplacer «résistance de l’air» par «gravité»? Il est bien question du personnage d’une chanson enfantine qui tombe… On déplace alors le sens du poème initial, mais pour préserver, en français, la polysémie entre la description d’un processus physique et une signification plus profonde, tout en s’épargnant un «comme» alourdissant le vers sur le plan sonore.
Par ce geste, je fais alors exactement ce que le poète décrit dans les deux derniers vers: «dans ma bouche / ma langue renverse les choses». Au cœur du vers allemand, le néologisme «umsprechen» qui allie le préfixe «um», suggérant l’inversion ou le retournement, à « sprechen », la parole. Ici, il est question d’une parole qui change le sens des choses à l’intérieur de la bouche. Le choix du terme français de «langue», à la fois organe localisé et vecteur de la parole, me semble pouvoir prendre en charge ce qui est suggéré par «innen», l’intérieur de la bouche. Enfin, j’opte pour «renverse» plutôt qu’«inverse», «retourne», «transforme» ou «change» afin de faire écho à la «résistance» du début du poème allemand.
En traduisant, il s’agit d’abord de restituer un geste. Tout comme la poésie, la traduction donne à lire le monde en le déplaçant.

L’un par l’autre 12
17 octobre 2022
© Association Lyrical Valley
Photographie utilisée: © Dirk Skiba