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Ève-Line Berthod lit Quentin Dallorme, Plein Sud

Ève-Line Berthod lit

Quentin Dallorme, Plein Sud (éditions de l’Aire, 2022)

         Paru aux éditions de l’Aire, Plein sud est le premier recueil de poésie de Quentin Dallorme. Le titre, court, riche d’images, porte en lui la trace d’une quête, d’une écriture sans concession. Jeune poète et journaliste français, passionné d’aviron, Quentin Dallorme a parcouru, seul, à vélo ou à pied, les routes de Sardaigne, Marseille et de l’Aubrac. Sa poésie nous conduit dans une traversée initiatique en trois temps (Fuggire, Tacere, Riposarsi) à travers laquelle éprouver la rugosité des paysages et de l’existence. Ses paysages intimes sont saturés de soleil, rongés à l’os par la sécheresse. Pris sur le moment, dans un élan, ils révèlent des instants d’éternité, là où l’indicible peut se déployer. 

Sans faux-semblants, le poète ouvre la marche par une première section (Fuggire, Merci de m’exclure) et un premier poème qui place d’emblée la quête poétique sous le signe d’une métamorphose: «Trente ans / j’en ai mis trente à /me rencontrer […] / trente, à m’abraser les nerfs /sur les autres / fournir à leurs ongles une peau / toujours neuve / repoussée / de l’éplucher, maintenant / combien m’en reste-t-il / en réserve ? […]» (p. 11). 

Une métamorphose vécue sur le mode itératif, de manière absolue, comme s’il fallait renaître, chaque jour, à chaque rencontre:  «Chaque fois / je crie / je pleure / je ris» (p. 19). 

Mais, pour renaître, loin des autres, loin de soi, il faut d’abord ressentir le manque et l’absence, laisser monter en soi un désir violent d’insoumission:

désormais
au moindre élan
je ferai 
opposition (p. 19)

La traversée doit s’éprouver dans l’épaisseur du présent, dans un rapport charnel, sensuel avec celui-ci. Le poète doit, sur son passage, révéler le présent à lui, l’écouter craquer sous ses pas. Il le sait, l’épreuve qui l’attend impose une mise à nu, un renoncement inconditionnel auquel il se livre avec abnégation: «renversé mis à sac / j’abdique mes droits / sur le corps» (p. 13). 

Si le poète reconnaît la nécessité du repos, d’une introspection, la sérénité d’une contemplation («Moment de bleu», p. 30), il ne peut se sentir vivant que dans l’engagement qu’il prend à se tenir hors de lui, dans un corps-à-corps revigorant avec les éléments naturels, parfois protecteurs, le plus souvent hostiles. Le monde du dehors use, ronge, corrode, pique, cisaille le corps. Il s’entrelace, tenace, à celui du dedans, parfois jusqu’à la dévoration: «Sentir […] / une houle / – dévorer mes jambes ! / et rester, sans attentes / le corps droit contre l’eau / comme un noyé / qui se souvient» (p. 71). Dans la troisième partie du recueil, Riposarsi, où la conscience se libère de l’aliénation des routes, la dépossession devient signe d’allègement, d’apaisement, condition première pour passer de ce monde à l’autre: «Il fait bon / ce jour / c’est un vent plus frais / qui me ronge la peau / je lui en laisse, plus qu’il n’en faut / ça fera ça de moins / à prendre […]» (p. 89).

Plein Sud serait une traversée conduite sur le mode decrescendo, de l’effort au (ré)confort. Ne nous méprenons pas. Certes, la parole qui contient une part de violence, de refus ou encore de «fureur» se couple progressivement à la quête plus apaisante d’une espérance, d’une «quiétude», d’une «paix». Cependant, si le recueil trouve en sa fin une tonalité plus sereine, nombreux sont les questionnements d’ordre eschatologique qui animent avec force les derniers poèmes. La quête spirituelle dessine alors de nouveaux espaces («la rive», «de l’autre côté», p. 87), une autre temporalité qui ouvre plus large encore l’horizon, dévoile un futur hypothétique, incertain: «Ces visages / étaient ma preuve / gestes paroles présences / façonnaient le monde / des bras / un front un peu pâle quelques pas / sur la rive / tout ça / pour s’éteindre / à tour de rôle ? / alors, rien ne restera / je partirai mémoire lisse / sans épine / dans les poches ? […]» (p. 87). 

À la fin du recueil, à l’été vieillissant («Une à une / l’été perd ses dents», p. 93), un cycle se clôt, se renouvelle et entrouvre un espace des possibles, où «sous la pluie palpite / une langue neuve» (p. 93). Dans le tout dernier poème, les mots se réinventent, parodient la parole sainte pour faire entendre une supplique intime et poétique: «[…] Ne nous laisse pas, tout simplement / et ouvre la fenêtre / sur l’odeur des jardins» (p. 94).

J’ai lu Plein Sud comme la captation immédiate d’une conscience éveillée, lézardée par des accès de fureur et de quiétude. Jusqu’au bout, j’ai été happée par le souffle de la voix de Dallorme. J’ai arpenté l’arête des monts, des rocs et des mots, je me suis laissée porter par la houle, par une syntaxe saillante, haletante. La plume de Dallorme est aussi tranchante qu’une rame sur les flots. Elle taille volontiers à la surface des mots, des blancs, des vers, créant de nombreux rejets et retours à la ligne – que je trouve particulièrement réussis lorsqu’ils viennent saisir l’instantané d’une rencontre : «Visage éclaté qui se présente à moi / morceau de lèvre, mèche de cheveux / brèche d’un sourire / pourtant / quelque chose / a changé / et face à la vitre / lorsque mon pouls se précipite / il mâche du vide» (p. 54).

La voix de Dallorme a su me déplacer, me confronter au vertige, à l’inconfort. Et lorsqu’elle s’en va gratter le souffle dans la pierre, fouiller les aspérités de la langue et du corps dans l’effort, je savoure l’empreinte laissée par ses mots, la sensation de me sentir vivante, ici et maintenant.

L’un par l’autre 13
7 novembre 2022
© Association Lyrical Valley

Pour plus d’informations, visitez le site des éditions de l’Aire ici