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les lisières de la vie

Cette année, le prix du poème en prose Louis Guillaume a été attribué au premier recueil de Mathilde Vischer, Lisières, paru en 2014 dans une petite masion d’édition à Dijon P.i.sage intérieur.

 

« Une femme est assise sur la pierre de la fontaine et lave ses organes… Une fois que tous sont parfaitement propres, elle les replace un à un, et entre dans la forêt. » Comment faire le deuil de ce qui n’a pas existé ? Comment ériger le « tombeau d’une promesse » ? C’est ainsi que tout commence dans le premier recueil de Mathilde Vischer. Dans des petites proses enlevées, parfois proches de la fable fantastique, elle interroge les lisières de l’existence. Bien que souvent mystérieuse et évocatrice, toujours à distance du témoignage, l’interrogation poétique se fait subitement explicite, voire brutale, comme dans la deuxième partie : « tous ces fœtus morts où vont-ils » ? Pourquoi accepter de perdre ce qui n’est pas advenu ? La ramification des images, des atmosphères, de la musicalité entraîne un monde presque féérique, souvent étrange, où il est question d’une exploration de la matière « au moment de devenir corps ». Tout se fait et se défait poétiquement, suivant en cela la matière au plus près, avec des avancées que seule la poésie peut donner. Le poème en prose offre une adaptation aux possibles, entre narration et évocation lyrique, une alliance entre les tons et surtout une manière de dire délicatement, précisément l’aspect sinueux d’une émotion toujours incidente et inachevée. Comment ne pas apprécier justement ces passages d’un registre à l’autre, qui constituent autant de bouts de soi ? Comment ne pas suivre les changements de points de vue : « Dans une autre histoire, c’est elle qui est morte, qui porte son bébé vivant » ? Mobilité, réversibilité, l’envers et l’endroit : c’est un lavoir à organes, on reprend tout depuis le début, sans chronologie, sans soi, on reconstitue un corps, un couple, le corps en amour qui surmonte le corps qui est mort. Tout se déroule avec finesse dans cet univers d’une cinquantaine de poèmes, dans l’entre-deux, en trois parties qui n’en forment qu’une. « Je travaille les premiers [fragments] justement comme des séquences de films, souvent dans un contraste entre le concret et le symbolique ; les seconds comme des évocations où les sonorités et les images, dans une langue parfois légèrement décalée, sont centrales. » (Entretien avec Cécile Guivarch) L’alternance produit une rêverie de la réalité. Un événement hante ce premier recueil, mais quelque chose en vient à dépasser l’événement par le devenir, lui donne le pouvoir de s’attacher à un flux plus ample. C’est un bout de vie qui hante la vie, et qui fragmente dans les mille éclats de la prose ; c’est un bout de vie qui se tient ainsi dans la vie qui passe et qui dure malgré tout. Nous connaissions de Mathilde Vischer ses traductions poétiques, la voici désormais traductrice d’elle-même. Le prix Louis Guillaume a été attribué à ce recueil. Présidé par Jeanine Baude, le jury comprenait Max Alhau, Gérard Bocholier ou Déborah Heissler. Saluons le mérite et l’élégance de ce premier recueil.

Antonio Rodriguez