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Gilles F. Jobin dans les temps inquiets

Au printemps 2016, les éditions Samizdat ont fait paraître un deuxième livre de poèmes de Gilles F. Jobin, Au temps de l’amour inquiet, une série de textes écrits entre 2006 et 2013, menée avec minutie et une lente maturation.

Plus de 70 textes, composés du même nombre de mots et d’un nombre aléatoire de signes, offrent au lecteur, leur élégance et leur concentration. Entre contrainte et plasticité, chaque texte respire. Et comme le « e » muet libère le poème en le modulant, la tension entre rigueur et souplesse ouvre chaque texte et atténue la raideur qui pourrait naître d’une consigne aussi stricte. Les titres donnent le sentiment d’avoir à chaque fois affaire à un nouveau petit récit, ce qui est le cas. Ils inventent une sorte de mystère singulier et poétique qui relance la curiosité alors que parfois les histoires se ressemblent: Où vont les jours, Plein la vue, Voyages de lettres, Les jours enfuis. Parfois, ils suggèrent une réflexion sur le langage: Toujours les mots, Images du jour, Pseudonyme, Astérisque.

Mais une continuité s’installe peu à peu. Les personnages, souvent des accidentés de la vie, sont habités par des désirs trop grands pour eux; ils ne savent ni les exprimer ni même les nommer. L’élan d’une société à la dérive les emporte à la dernière extrêmité, ou les accule à une solitude désespérante, désespérée. Ils se suicident, ils tuent, ils se perdent en chemin ou se consument comme les petites allumettes dansantes de Léo Rebetez sur la très discrète couverture. D’autres sont simplement les sujets d’une expérience brève qui les traverse d’une douleur et d’un malaise fulgurants, comme celle d’écraser en voiture des grenouilles sur la route: « Elle ne pouvait ni freiner ni fermer les yeux. » On pourrait dire de presque toutes les personnes évoquées: « Il ne savait pas quel animal, quelle horreur, ou quel mystère hantait ses nuits. » L’écrivain non plus ne sait à quoi se vouer, lui qui ne peut espérer trouver place dans ce qu’il écrit, de même que le photographe de Couleurs passées: « Il n’arrivait jamais à entrer dans les photos qu’il triait pour y trouver sa place. »

Comme dans le livre précédent, Jouer avec le noir, le lecteur est soumis à rude épreuve. Rien ne vient apaiser l’esprit. Le lecteur ressent une sorte de douleur récurrente à lire comment se fracassent ou s’étiolent tant de vies difficiles, éclairées par si peu de solutions et traversées de tant de cruauté. De petites lumières — même seulement latentes — clignotent pourtant, réactivant sinon l’espoir, du moins un goût de l’amitié humaine.

Mais aujourd’hui, l’inquiétude a grandi. La révolte aussi. S’affirme la nécessité de contrer toute mise au pas, tout écrasement. Dans Abendklänge, dédié à Jonas Kocher, on ne sait quel est le « je » qui parle, mais ce qu’il dit ne fait pas de doute :

Poing dans la poche. Dressé contre. Mutilé par les dictatures. les protestations nous font vivants. nous forgent dans la hauteur des fraternités. S’insurger, résister malgré tout.

Alors que ces récits n’offrent souvent qu’une issue violente, une légèreté surprenante fait contre-poids. Elle relance la sympathie, le sentiment d’une proximité des destins, le goût de continuer un rêve exigeant, même trop fragile, celui d’écrire au plus juste, peut-être, pour donner à entendre d’autres musiques, pour indiquer d’autres voies : « se chercher encore jusqu’aux confins de l’intime, penser le quotidien et le rêve pour aller où personne ne va. » L’écrivain fait-il confiance au rêve d’aller voir ailleurs tant il reste vigilant, observant un réel absurde et dur, où personne ne trouve personne alors que tout le monde se cherche ? On ne sait. Il semble assez sûr, par contre, qu’il fasse confiance au langage pour nous rendre plus perméables les uns aux autres.

Certains textes, plus abstraits, émeuvent sans qu’on s’y attende et nous obligent à prêter l’oreille. Prénom des choses, par exemple, à travers une simple liste d’objets dont les noms usuels sont des prénoms donne à sentir un monde familier, sans hostilité, qui fait monter les larmes aux yeux, s’il est vrai que les prénoms, comme le dit Ariane Dreyfus dans La lampe allumée si souvent dans l’ombre transforment le poème qui devient « alors naturellement la somme de toutes les particularités imaginables d’un être, en lui donnant une vraie présence, assumant d’être avant tout du temps accordé à quelqu’un ».

Une telle attention portée aux détails, à tous les détails, ceux de la vie — même les plus sordides – et ceux de la langue même les plus effacés —, son lexique, sa grammaire, ses lois et ses détours, est sûrement une des marques du style précis de Gilles F. Jobin. Et si tous ces récits portent en eux une forte angoisse, elle accompagne et authentifie l’amour des hommes, elle le suscite.

On ferme le livre sans illusion, avec le désir de continuer à lire, à vivre le plus possible les yeux ouverts, le coeur serré mais prévenant, dans le monde tel qu’il est.

 

Françoise Delorme