Thierry Raboud est certes un jeune poète qui sort un premier recueil chez Empreintes, « Crever l’écran », mais il est déjà bien connu en Suisse romande pour être journaliste à La Liberté de Fribourg, particulièrement impliqué dans la vie littéraire et la poésie. Pourquoi écrire un premier recueil qui semble opposer le livre et le numérique? Quelle est la nécessité sous-jacente de ce projet? Antonio Rodriguez s’entretient avec l’auteur au sujet de son volume.
Antonio Rodriguez: Dans l’avant-propos de votre recueil, vous évoquez le poète comme une «vigie des mots» face à un monde devenu «liquide et interconnecté». Pourquoi et comment la poésie peut servir de rempart à un délitement aujourd’hui? S’agit-il de bâtir des formes avec des mots «solides»?
Thierry Raboud: Par sa profonde densité, son absolue concentration du sens, le poème tel que je le conçois exige une attention entière, ralentie. Au vertige du scroll infini, aux temps superposés du web, à ce présent perpétuel, il oppose l’intensité du mot esseulé sur la page, pierre de touche d’un nouveau rapport à la réalité. Le poème est décélération. En cela, il est effectivement rempart à l’effritement que provoque notre asservissement au numérique.
J’aime à voir la poésie comme cette tour de vigie, émergée du tumulte. Les poètes, notamment en Suisse romande, y ont longtemps chanté rêveusement les beautés du monde alentour. Mais il y a désormais urgence; les romanciers, les essayistes, les cinéastes l’ont bien compris. Il s’agit de poser un regard critique sur ce que nous devenons, esseulés bien qu’interconnectés.
L’époque exige du poète-vigie qu’il s’immerge, lui aussi, dans cette «société liquide» décrite par Zygmunt Bauman, qu’il abandonne la contemplation pour l’engagement. En redonnant aux mots leur pleine intensité, il peut inventer de véritables points d’appui sur lesquels rebâtir une conscience collective du monde.
A.R.: L’inquiétude portée par ce recueil, qui consiste à «crever l’écran», concerne-t-elle davantage l’humanité «augmentée» par des attributs numériques, la dissolution des liens aujourd’hui ou l’orgueil insensé de vouloir survivre par les innovations sans suffisamment se rappeler de ce qu’est le vivant?
T.R.: Au cœur de ce recueil, il y a la prise de conscience de l’extraordinaire rapidité avec laquelle le numérique a investi notre existence. Je suis né juste avant l’invention du Web, en 1987. Dix ans plus tard apparaît le Tamagotchi, petite bestiole virtuelle qui amorce le principe d’une dépendance aux écrans. L’ordinateur Deep Blue remporte la partie contre le champion du monde des échecs, Google tisse sa toile. En 2007, le premier iPhone arrive sur le marché. Et aujourd’hui, en 2019, plus de la moitié de la population mondiale est connectée à internet.
Cela s’est fait à une vitesse inouïe! En 30 ans, le numérique a changé la face du monde sans que nous n’ayons jamais appris à nous en servir autrement qu’intuitivement. Il a modifié, cartographié, accéléré notre appréhension du réel. Il a affecté les conditions d’émergence de notre pensée, virtualisé nos relations interpersonnelles, rendu obsolètes nos facultés mémorielles. Notre point de vue sur le monde passe aujourd’hui par cette minuscule fenêtre, écran de poche qui nous augmente et nous asservit. Ce n’est pas une simple révolution technologique, c’est une mutation anthropologique, que j’ai tenté de mettre en mots.
Explorer ce qu’il reste de vivant en nous une fois les écrans éteints, sonder le moi profond pour voir comment, diffracté en tant de plateformes, il peut demeurer le socle de notre identité intime ou collective, voilà l’ambition de ce recueil. Plutôt qu’une poésie inquiète : une poésie alerte, une poésie d’alerte.
A.R.: Le danger aujourd’hui ne semble-t-il pas aussi celui d’une nostalgie et de revenir en arrière vers un XXe siècle qui a tout de même porté de nombreux totalitarismes, des génocides et des «crimes contre l’humanité»? En quoi le présent sert-il de rempart aux risques du futur et du passé?
T.R.: En ne cédant pas à la technophobie, il s’agit aussi de se prémunir du «mieux avant», de cette nostalgie confortable qui nous dédouanerait d’une vraie confrontation aux enjeux de l’ère contemporaine.
Bien sûr le XXe siècle, tout déconnecté qu’il fût, a exploré tous les registres de l’inhumanité. Non, ce n’était pas mieux avant. Il faudrait pourtant que ce soit mieux aujourd’hui. Porter un regard critique sur notre époque, c’est résister à la tyrannie de l’immédiateté, manière d’étaler le présent jusqu’au seuil du passé et du futur pour en apprendre. Quand les historiens nous rappellent la litanie de l’horreur, quand la science-fiction suggère des lendemains désenchantés, c’est une mise en garde. Car le risque est grand que le totalitarisme politique du siècle passé se mue, insidieusement, en une forme de totalitarisme numérique tel qu’on le voit émerger en Chine.
Nous sommes à ce point de bascule. Si le recueil «Crever l’écran» est structuré en deux parties, #avant et #après, c’est pour suspendre le temps entre ce que nous étions et ce que nous serons, saisir l’interstice où tout changement est encore possible. Nourrir le rêve d’un internet libéré de ses tutelles commerciale ou policière, faire advenir un nouvel humanisme technologique: voilà l’urgence.
A.R.: En même temps, ce recueil évoque la venue au monde de votre fille? En quoi cette naissance devient un élément central du recueil? Cette nouvelle génération est-elle plus menacée que celle qui a vu le début de l’Internet?
T.R.: Avoir grandi sans internet est une chance. J’ai appris à écrire avec un crayon, à lire avec un livre, à interagir sans prothèse technologique. Somme d’expériences fondamentales sur lesquelles j’ai ensuite échafaudé d’autres compétences, notamment numériques. Je fais partie de cette génération dite de Millenials à qui l’on suppose un génie informatique inné, un rapport intuitif aux écrans alors que cette faculté n’est rien d’autre qu’une soumission consciente à la stupeur hypnotique qu’ils génèrent. D’être venu au monde sans écran dans la poche nous permet ce recul salutaire que les générations suivantes n’auront pas.
«Crever l’écran» est dédié à ma fille, née en novembre 2017. Elle grandira, que je le veuille ou non, aux lisières de ce monde électronique, de cet «e-monde» interconnecté qui menace de se substituer au réel. Alors que certaines structures éducatives ambitionnent de placer une tablette entre les mains de chaque enfant, il faut rester en alerte: l’école devrait ralentir le monde plutôt que chercher à lui courir après. Heureusement, la fascination numérique reflue et les gourous de la Silicon Valley, bien conscients des monstres addictifs qu’ils ont créé, envoient leurs propres enfants dans des écoles déconnectées. Oui, au cœur secret de ce recueil, en deçà des mots et des craintes, il y a bien cette naissance. Donner la vie, c’est garder espoir.
A.R.: La figure divine semble omniprésente, sensiblement cachée cependant? Est-ce que la poésie représente pour vous une forme de spiritualité, qui célèbre et avertit, qui suspend le temps, ou lie à des forces plus hautes?
T.R.: Je suis un profond agnostique, le doute me tient debout. Celui de ne pas savoir sans pour autant me résoudre à croire. Si la figure divine se promène d’un poème à l’autre dans «Crever l’écran», c’est donc bien comme un fétiche ancien, dérisoirement tombé au sol, remplacé par d’autres pourvoyeurs d’immortalité.
Notre ciel est vide mais nous ne renoncerons pas à l’élévation, à ce qui peut nous édifier, nous tenir à distance de l’absurde. La poésie en fait partie, spirituelle dans sa capacité à relier l’intime et l’universel, à explorer l’au-delà du sens. Y aurait-il de plus hautes forces? Je n’en sais rien, alors j’écris vers cet inconnu. Certains vers en portent l’empreinte: «Remuer ciel / se taire», c’est une quête d’absolu et de silence.
A.R.: Vous choisissez une forme courte en vers libre, proche d’un certain minimalisme, comme ici:
vent vide muet
dévoilé
émois étêtés
reste moi
coi
Pourquoi le choix de cette forme et de ces rythmes très saccadés alors que vous cherchez à célébrer le lien?
T.R.: Mon écriture poétique se voudrait une quintessence du dire, une lente réduction de la pensée vers le mot. J’aime cette densité de caillou, cette compacité du poème, ce presque rien qui tient debout. Ecrire peu pour en dire long.
De plus, la forme courte me semblait idéale à la fois pour dire et contredire notre époque, marquée par une attention fragmentée mais débordée de flux d’informations. Célébrer le lien, c’est aussi tailler jusqu’à l’os, jusqu’à trouver nos plus petits dénominateurs communs.
Et c’est de cette épure que surgit la pulsation, faite de syncopes sonores, de réécritures rythmiques d’un même thème. A l’amplitude symphonique, je préfère ce jazz minimaliste, libre et précis, en bande-son de notre temps.
A.R.: On ressent aussitôt la nécessité de votre écriture, son urgence et son ralenti, son impératif et son invitation. Je vous remercie de ces précisions pour notre site.