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La poésie, une voie (voix) à transmettre! — Hugues Marchal

Transmettre la poésie n’est pas qu’une affaire de contenus, c’est aussi une affaire de manière. Quels instruments, quelles méthodes les professeurs d’Université privilégient-ils pour diffuser ce genre aux étudiants? Dans ce troisième volet de la série, commencée en novembre 2019, c’est Hugues Marchal, professeur associé de littérature moderne française et générale à l’Université de Bâle, qui lève le voile.

Sandra Willhalm: Projets collectifs, enseignement, recherches: comment la poésie apparaît-elle dans vos diverses activités?

Hugues Marchal: Comme nombre d’observateurs, je peine à définir la poésie, si cette expression implique de la circonscrire dans des limites fermes. Soit qu’on se penche sur la création moderne et contemporaine, où cette difficulté est particulièrement manifeste, soit qu’on observe les débats et productions issus d’un passé plus lointain ou d’autres sphères culturelles, cette part de la création humaine a donné lieu à tant de formes, de modalités d’expression et d’usages, que je préfère l’aborder, avec Jean-Luc Nancy, comme une activité caractérisée par son aptitude à sans cesse se «déborder»; poser, avec D. H. Lawrence ou Michel Deguy, qu’elle se développe grâce à une force d’auto-contestation qui lui permet de réémerger parfois contre elle-même; considérer, avec Christian Prigent, que le terme désigne un état où la question même de la littérature, comme travail avec et contre la langue, atteint un point d’intensité particulier, indépendamment de tout critère générique stable; voire, plus radicalement encore, pratiquer avec Jacques Roubaud une forme de prudence nominaliste, où «est poésie ce qui est dit poésie».

Par ailleurs, mes propres intérêts de chercheur me conduisent à explorer ce que j’appelle des objets-frontières, c’est-à-dire des œuvres instables voire paradoxales, qui proposent de dépasser certaines des distinctions les mieux établies. C’est ainsi qu’après une thèse de doctorat consacrée au désir, commun à de multiples poètes du vingtième siècle, de créer un texte qui soit simultanément un corps (ce que Jean Sénac appelle des «corpoèmes»), je me suis lancé dans une enquête au long cours sur la «poésie scientifique» produite entre la fin de l’Ancien Régime et le début de ce même vingtième siècle, un genre pourtant frappé d’impossibilité, entre autres, par Baudelaire, qui proclame le caractère «extra-scientifique» de toute poésie. Pour moi, ces tentatives ou ces désirs de confondre la poésie et son autre (corps, science, etc.) constituent des sites fascinants pour observer la première explorer ses propres limites et produire par ce déplacement – qui peut être perçu comme une errance, une erreur voire une aberration – quelque chose de l’ordre d’un nouveau savoir sur elle-même.

Vous comprenez donc que votre question ne va pas de soi. Si j’aborde le mot de «poésie» dans son sens le plus large, coextensif à l’idée même de création, je ne fais sans doute jamais rien qui n’y soit lié. Si je prends en compte, au contraire, tous les discours issus de la poésie qui ont pu chercher à invalider une partie de sa propre tradition, lui interdire certains champs ou formes, il est bien possible que je ne parle jamais de poésie. Dès lors, quand je travaille sur la «poésie», à quelque niveau que ce soit de mon activité d’enseignant-chercheur, c’est toujours en en parlant comme d’un terme en débat, mieux, comme le «nom d’un débat».

Une fois tout cela posé, la place donnée à la poésie varie évidemment dans mes travaux. Pour l’enseignement, il ne se passe guère d’année sans qu’un de mes cours ne porte directement sur ce champ, soit dans une perspective monographique (j’ai ainsi proposé récemment des séminaires sur Ponge, Baudelaire, etc.), soit sous un angle thématique ou panoramique (j’ai par exemple donné un cours magistral, une Vorlesung, sur les représentations du futur dans la poésie du XIXe siècle), et si d’autres cours se concentrent évidemment sur des œuvres romanesques, des pièces des théâtres, des essais, etc., j’essaye aussi de proposer régulièrement des enseignements sur des corpus qui font dialoguer la poésie et ces autres genres. Par exemple, un cours sur littérature et peinture a été l’occasion de s’arrêter sur la Prose du Transsibérien de Cendrars. L’accent est plus marqué dans mes activités de recherche: outre le projet déjà cité sur la poésie scientifique, j’ai dirigé à Bâle, en collaboration avec Claire Jaquier, de l’Université de Neuchâtel, un programme collectif international, soutenu par le FNS, sur l’œuvre du poète Jacques Delille et sur sa réception. Mais je suis également actif dans des enquêtes plus larges, notamment un projet FNS-Sinergia, The Power of Wonder, consacré à l’instrumentalisation sociale d’affects comme l’admiration, l’étonnement et l’émerveillement.

S.W.: Vous vous êtes rendu dans plusieurs pays (États-Unis, France, Suisse) pour y enseigner. La poésie y est-elle transmise différemment? Quels ont été les points forts de la méthode de l’un ou l’autre de ces pays?

H.M.: J’ai donné dans les années 1990, dans les universités de Duke, en Caroline du Nord, et de Johns Hopkins, dans le Maryland, des cours qui n’avaient pas un lien direct avec la poésie, mais relevaient de l’enseignement de la langue ou de la théorie des textes. Ce qui m’avait frappé à l’époque dans ces lieux, et continue d’une certaine manière à constituer une forte différence entre usages anglo-saxons et continentaux, c’est la place de la création poétique contemporaine à l’université. De même que la poésie actuelle conserve une place importante dans la presse anglaise et américaine (je songe aux poèmes que contient chaque livraison du Times Literary Supplement, section depuis longtemps absente d’organes comme Le Monde des livres, etc.), les campus américains bruissaient de paroles poétiques. Je me souviens d’avoir assisté, à Duke, en compagnie de centaines d’autres étudiants, à une longue soirée autour de Derek Walcott, qui venait de recevoir le prix Nobel, avec lecture d’extraits d’Omeros. Les cafés accueillaient des slams, et j’ignore s’il existait déjà un cursus complet de creative writing, mais les enseignants n’hésitaient pas à inviter les étudiants à composer. De façon générale, il me semble que le lien avec la poésie en train de se faire et avec la mise en voix de la poésie étaient et restent plus forts. Mais ma perception est sans doute biaisée par le fait qu’entre mes séjours dans ces deux universités, j’ai effectué mon service militaire aux Services culturels de l’Ambassade de France, à New-York, comme Attaché au livre. J’ai été responsable pendant un an et demi de la promotion des auteurs français et francophones dans tous les États-Unis, et une grosse partie de mon travail consistait à organiser des tournées pour des écrivains. Dans ce cadre, j’ai beaucoup collaboré avec des universités mais aussi milité pour que ce ne soit pas les seuls lieux d’accueil des conférences ou lectures, de sorte que je conserve un souvenir de montages complexes, où nos partenaires universitaires étaient eux-mêmes conduits à s’intégrer dans des cycles incluant d’autres cercles. Je me souviens ainsi d’une grosse série d’événements liés à l’exposition que le MoMA avait consacrée aux œuvres graphiques d’Antonin Artaud et auxquels les Services culturels avaient collaboré, en soutenant, voire initiant, des interventions sur Artaud tenues dans le musée, mais aussi dans certaines des universités de la ville et d’autres institutions encore. Bernard Noël avait prononcé dans ce cadre une magnifique conférence, Artaud et Paule (Thévenin), qui a plus tard été publiée chez Léo Scheer, puis il avait poursuivi son périple vers des sites d’accueil plus universitaires, tels la Louisiana State University où Adélaide Russo animait déjà le remarquable pôle d’études sur la poésie de langue française que l’on connaît.

De retour en France, j’ai eu la chance de bénéficier de plusieurs années de financement à l’Université de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, sur des postes équivalents aux assistants dans les universités suisses, afin d’y mener ma thèse sous la direction de Michel Collot. Après ma scolarité à l’École Normale Supérieure, où j’avais eu de merveilleux professeurs pour toutes les périodes littéraires mais qui restait un petit département, ce fut ma première confrontation avec les rouages d’une très grosse université parisienne. Le seul département de lettres françaises accueillait à chaque rentrée huit cents nouveaux étudiants et comptait, si me je souviens bien, une vingtaine de professeurs, le double de maîtres de conférences et une volée d’assistants et chargés de cours. Il y avait donc là d’énormes compétences rassemblées, mais aussi un condensé des maux de l’université française. Un manque flagrant de locaux (personne ne disposait de bureaux pour recevoir les étudiants et il arrivait que les salles soient surpeuplées). Des moyens techniques archaïques par rapport à ce que je venais d’expérimenter aux États-Unis. Des ressources financières limitées, n’autorisant guère à rémunérer un écrivain. Enfin, un problème de niveau tel que de nombreux étudiants, faute d’avoir les compétences censées avoir été validées par le baccalauréat, étaient confrontés en première et deuxième années à un fossé entre leurs capacités et nos attentes. Comment présenter un sonnet de Ronsard, quand un tiers d’une classe ne maîtrise pas les règles d’accord des participes actuelles? Il y avait là quelque chose de schizophrénique, d’autant qu’à l’autre extrémité de la chaîne, si j’ose dire, une université comme la Sorbonne Nouvelle prépare ses étudiants de lettres à un concours d’enseignement exigeant, l’Agrégation. Dans une même journée, je devais donc parfois enseigner de la manière la plus simple possible, voire défendre l’intérêt de la lecture, puis entraîner les «agrégatifs» à des épreuves orales où la moindre bévue de stylistique, la plus légère confusion en histoire littéraire, est sanctionnée. Ce sentiment n’a pas foncièrement évolué après 2004, date à laquelle j’ai été recruté à la Sorbonne Nouvelle comme Maître de conférences. De façon générale, l’université française tient avec des bouts de ficelle et beaucoup d’énergie est dépensée à faire que cela fonctionne. Mais dans une ville comme Paris, cette fragilité est compensée par l’incroyable offre académique et culturelle. Il était donc facile de conseiller aux étudiants d’aller écouter les lectures données en dehors des murs, notamment dans les librairies, d’oser pousser les portes des colloques, de profiter des conférences en accès libre tenus dans toutes les universités de la capitale. Et la masse des enseignants et chercheurs réunis permettaient de proposer des séminaires de recherche pointus, largement ouverts à la création contemporaine ou à des approches interdisciplinaires. J’ai ainsi pu, avec Anne Simon, qui venait alors de rejoindre Paris 3 comme jeune chercheuse au CNRS, animer pendant trois ans une sorte d’OVNI invraisemblable, «Organismes», une réflexion sur les imaginaires du corps interne, qui attirait tous les mois des participants de tous horizons et où nous avons fait dialoguer de manière très «indisciplinée» poésie, littérature, médecine, arts visuels, gender studies, etc., sans jamais bien savoir qui étaient nos auditeurs! Or ce n’était pas, et de loin, la seule structure d’échanges de ce type: la charnière des années 1900-2000 a vu se développer nombre d’autres groupes de travail plus ou moins formels, ouverts ou non au public, notamment autour de l’équipe Fabula. Quant à mes cours, j’avais été recruté sur un profil très spécialisé, typique de ces grosses institutions: j’étais devenu spécialiste de la «Poésie française du vingtième siècle». Mais cela ne signifie pas que tous mes enseignements portaient sur ce sujet, loin de là. J’ai eu l’occasion de donner alors quelques cours magistraux de niveau avancé, en seconde année de Master, sur la théorie de la poésie et d’aborder quelques «grands auteurs». Mais dans l’ensemble, mon enseignement n’était pas directement corrélé à ma recherche. Je n’en ai pas pour autant souffert, au contraire. J’ai en effet souvent eu le sentiment qu’en donnant des cours sur des thèmes généraux, en dehors du cœur de mes recherches, je me montrais plus pédagogue, plus sensible à l’effort d’apprentissage exigé. En revanche, je pouvais choisir de ne diriger que des travaux de masters étroitement liés à mon domaine de spécialité, de bien meilleurs experts étant disponibles pour le roman, etc., si bien que je garde un souvenir très heureux de cet aspect de mon travail. Pour en revenir aux cours proprement dits, quoique très engagé alors dans l’étude de la création contemporaine, je pense m’être souvent montré, auprès des étudiants, un fervent défenseur d’une culture littéraire longue. L’un des traits particuliers de la poésie de langue française me paraît en effet son aptitude continue à dialoguer avec son histoire: il suffit pour le mesurer de lire quelques pages de Césaire, de Novarina ou de Jaccottet. Pour reprendre à mon compte un titre de Prigent, il me semble que j’ai donc souvent cherché (comme je continue à le faire) à expliquer que le «salut aux modernes» implique aussi un «salut aux anciens» – et réciproquement, la création récente modifiant nos points de vue possibles sur le canon.

La situation que je connais à Bâle depuis mon arrivée comme professeur en 2011 est encore différente. J’occupe une chaire de littérature moderne française et générale qui couvre l’intégralité de la création littéraire depuis 1700. L’offre de cours proposée par la Sorbonne Nouvelle était telle que nous étions incités à proposer plusieurs années de suite les mêmes enseignements; ici, à l’inverse, je renouvelle les trois-quarts de mes enseignements chaque semestre. À certains égards, j’ai retrouvé des conditions proches des États-Unis. Mon public est de culture étrangère: même si une forte proportion des étudiants est de langue maternelle française, une majorité est germanophone. Après les cohortes démesurées de la Sorbonne Nouvelle, où un TD – module de travaux dirigés, censé permettre un travail pratique affiné sur les textes – pouvait compter jusqu’à 70 participants, j’ai aussi retrouvé des classes plus petites, mieux adaptées, à mon sens, à la pédagogie. Ainsi que des moyens permettant d’inviter des intervenants extérieurs. En outre, les étudiants ont beaucoup plus leur mot à dire sur mes propositions pédagogiques: leurs représentants au sein du Séminaire d’études françaises font remonter des souhaits, des propositions, et de façon très littérale, j’ai été prié de laisser une plus large place aux discussions d’étudiants à étudiants dans mes séminaires! La relative petite taille du Séminaire d’études françaises favorise des rapprochements entre cours et activités de recherche: les étudiants avancés de Bachelor côtoient régulièrement les doctorants dans un même enseignement. Enfin, notre Département de lettres est engagé de manière très volontaire dans des activités interphilologiques: ville multilingue et multiculturelle, Bâle est un lieu tout désigné pour concevoir des enseignements largement comparatistes. Tous ces éléments influent sur ma manière d’enseigner la poésie. J’essaye de m’astreindre à traiter régulièrement de poètes ou de questions poétiques ayant joué un rôle majeur du début des Lumières à nos jours, mais aussi de faire assez souvent une place à l’extrême contemporain, de sorte que nous avons pu, par exemple, organiser des rencontres entre les étudiants et des créateurs comme Eduardo Kac, Christian Prigent ou Mathias Richard. En marge des enseignements déjà cités, j’ai proposé il y a quelques années un Forschungsseminar de niveau MA et doctorat, directement lié au projet sur Delille, mais transportant ce poète mort en 1813 dans le monde des humanités digitales, tout en posant des questions complexes de philologie éditoriale et d’histoire culturelle. En collaboration avec le post-doc de l’équipe, Timothée Léchot, nous avons proposé aux participants de contribuer à l’édition en ligne d’une des quatre sections de l’un de ses best-sellers aujourd’hui oublié, L’Homme des champs, paru en 1800. L’enjeu n’a pas été d’éclairer le texte lui-même, mais de repérer, grâce à des bibliothèques comme Gallica, GoogleBooks, etc., les échos que chacun de ces 650 vers ont reçus dans d’autres œuvres, au fil du dix-neuvième siècle, puis de créer des fiches pour commenter ces reprises, identifier leurs auteurs, etc. Cela nous a conduit à réfléchir à la question de la gloire, de la citation, du plagiat, du mineur et du majeur, de la circulation des vers dans la prose et la presse, mais aussi à échanger sur la réalité de la recherche en sciences humaines, la notion de projet à long terme, etc. Quant à la dimension interphilologique de l’enseignement, elle se matérialise notamment dans les Ringvorlesungen que les différentes filières de littérature du Département organisent en commun chaque année. À l’automne prochain, mes collègues Henriette Harich-Schwarzbauer, latiniste, et Ina Haberman, spécialiste de littérature britannique, coordonneront un de ces cours magistraux où chaque séance est prise en charge par un enseignant différent, et nous nous pencherons sur la notion de «Green poetry», en réfléchissant à l’histoire européenne du modèle géorgique, de Virgile à nos jours et dans une perspective interrogeant les liens entre poésie et écologie. Cette dernière approche implique pour nombre d’intervenants une forme de sacrifice: contrairement à la plupart de mes cours, les interventions que j’assure dans de tels cadres doivent avoir lieu en anglais ou en allemand, pour être accessibles à tous. Mais une poésie qui ne circule plus que dans son seul champ linguistique est une littérature fragile, de sorte que le jeu en vaut la chandelle!

Plus largement, quand on enseigne les lettres dans un territoire de langue étrangère, on doit faire passer plus et autrement. «Plus», parce que les œuvres sont enracinées dans un tissu de culture qui n’est pas natif aux étudiants et qui en somme «vient avec» les textes, de sorte qu’il faut prendre le temps de l’expliciter, y compris pour la création contemporaine, où telle ou telle allusion banale pour des francophones cesse de l’être. «Autrement», parce que les universités sont aussi un des lieux cruciaux pour l’internationalisation des travaux en cours, un espace au sein duquel des œuvres et des idées, des approches critiques, des méthodes innovantes, traversent les frontières linguistiques pour se disséminer non seulement vers les étudiants, mais aussi entre chercheurs.

S.W.: Vous avez dirigé le projet Euterpe de 2007 à 2010, qui consistait en une recherche sur la poésie scientifique en France de 1792 à 1939. Comment ce projet a-t-il débuté et comment voyez-vous son impact aujourd’hui?

H.M.: En menant la thèse dont je vous ai parlé un peu plus tôt, j’ai été conduit à m’interroger sur ce qu’était un corps, mais aussi à me confronter aux relations entre histoire des sciences et histoire littéraire. J’avais devant moi des exemples évidents d’échanges entre poésie et génétique: des biologistes qui comparaient les bases de l’ADN à des lettres, appelaient «chiasmes» certaines mutations, etc., et des poètes qui revenaient sur ces métaphores. Je trouvais chez Michaux, Claudel, Artaud ou Valéry les traces marquées d’un dialogue avec les savoirs biologiques contemporains, et je n’étais pas très satisfait des analyses associant cette présence de la science en poésie à la «modernité», voire la réduisant à des effets de collage. Le hasard des recherches m’avait aussi confronté à quelques œuvres poétiques surprenantes, pour moi qui avais grandi dans une culture où science et poésie n’étaient pas réputées pour faire bon ménage. M’interrogeant sur les métaphores de l’accouchement du texte par son auteur, je m’étais ainsi un jour demandé si la figure de Lucine, la déesse des parturientes, avait eu une fortune quelconque en vers, et j’avais «découvert», sans trop savoir qu’en faire, qu’au tournant de la Révolution et de l’Empire, un médecin qui eut son heure de gloire et qui aurait peut-être mieux fait de se faire poète plutôt que charlatan, avait composé une épopée satirique fort bien troussée, La Luciniade, contre les partisans de la césarienne. À quelques mois de là, j’ai fait la connaissance, lors d’un colloque à Grenoble, d’Alexandre Wenger, qui enseigne aujourd’hui à Genève et travaillait de son côté à une thèse sur les relations entre imaginaire de la lecture et médecine au dix-huitième siècle, et je lui avais parlé de ce curieux document. La chose aurait pu en rester là si Alexandre ne m’avait convié à proposer une conférence sur ce texte lors d’une autre rencontre. Me penchant un peu plus sur l’objet, je me rendis compte qu’il avait été produit à une période de vogue massive pour une poésie capable de s’emparer de thèmes scientifiques, vogue illustrée notamment par Delille, mais aussi Chénier. Je commençais donc à soupçonner qu’il existait, entre le Premier Empire et, disons, l’époque de Valéry, une continuité peut-être oubliée. Or je n’étais pas le seul à le penser. J’entendis bientôt à Paris une communication de Caroline de Mulder, qui venait pour sa part de terminer une thèse sur Leconte de Lisle, largement ouverte à la question de ses relations avec les savoirs scientifiques, et à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, le groupe «Signe, déchiffrement, interprétation: recherche interdisciplinaire sur le XIXe siècle», animé notamment par Nicolas Wanlin, a consacré à cette époque une séance à la question de la «poésie scientifique». Nous étions donc, vers le milieu des années 2000, une petite poignée de «juniors», très intéressés par les travaux de Michel Pierssens sur l’épistémocritique et désireux de se pencher, disons, à l’occasion, sur les relations entre science et poésie durant la période courant de la fin des Lumières au premier tiers du vingtième siècle. À nouveau, la chose aurait pu ne pas avoir de suite si l’Agence nationale de la recherche n’avait alors lancé en France ses premiers programmes «Jeunes chercheurs». Comme je venais d’être recruté comme Maître de conférences, je disposais d’un statut fixe m’autorisant à déposer une candidature. J’ai donc battu le rappel des troupes, sollicité d’autres participants, des garants, etc., et notre projet a miraculeusement été retenu, avec un financement pour trois ans.

Durant cette période, nous nous sommes réunis une fois par mois, durant une journée entière, pour échanger, partager nos trouvailles, discuter avec des historiens des sciences et de la culture, tout en écumant les bibliothèques et leurs catalogues, avec une formidable soutien de la part, entre autres, de la Bibliothèque nationale de France et des responsables de Gallica, qui ont fait glisser dans leur panier de numérisations prioritaires tous les hymnes à l’agronomie et autres odes à Pasteur qui leur tombaient sous la main. C’est ainsi que nous avons pu graduellement réunir une masse considérable de poèmes (quelque 500 titres pour ne citer que les œuvres parues en volume ou en plaquette, mais c’est sans compter sur les textes isolés en recueil ou en revue), des documents défendant ou critiquant la poésie scientifique, des traces manuscrites d’échanges entre lettrés et savants, etc. et que nous avons pu discuter des heures autour de cet objet fantastique: un corpus dont aucun d’entre nous n’était spécialiste et où les auteurs les plus inconnus (parfois à juste titre!) côtoyaient des figures comme Ampère, Cuvier, Candolle, Lautréamont, Hugo, Vigny, Jarry ou encore Rimbaud.

Le projet a donné lieu à de multiples articles, à une anthologie, Muses et Ptérodactyles, à un volume d’actes librement accessibles en ligne, et je ne désespère pas de publier, en collaboration avec Muriel Louâpre, le volume dit «théorique» qui doit clore cette trilogie, et qui s’appuie, notamment, sur l’exploitation d’une base de données réalisées à partir du contenu des 500 poèmes parus en volume. Un de nos buts était de toucher trois publics simultanément: les historiens de la littérature, ceux des sciences et un lectorat non académique. Sur ce point, nous avons été particulièrement aidés par les éditions du Seuil, qui ont mobilisé des moyens extraordinaires pour rendre l’anthologie attractive et conforme à notre projet, en créant une sorte de livre-objet, hors collection, très ouvert aux illustrations. Nous avons aussi beaucoup bénéficié de la curiosité des médias pour notre étrange objet: l’anthologie a été présentée dans Le Monde des livres, Le Matricule des anges ou encore Science et avenir, sur des radios comme France Culture, RFI et la RTS, mais aussi dans Madame Figaro et dans une émission télévisée de médecine, le «Magazine de la santé»! Quant au colloque que nous avions organisé à Montréal, il a été annoncé par un article dans une revue phare de la vulgarisation anglo-saxonne, American Scientist. Or je crois qu’il y a là une preuve de l’attrait que la poésie, sa conceptualisation, son histoire et sa relation aux autres sphères de la création conserve dans la culture actuelle. C’est peut-être aussi le signe que la poésie, pour être perceptible dans le bruit ambiant, doit savoir être où on ne l’attend pas, se dépouiller de ses prétentions à l’absolu, oser rire d’elle-même et en somme, dérouter sans hauteur. Pour le reste, il ne m’appartient pas de qualifier l’impact à long terme du projet. J’espère beaucoup publier, dans un délai raisonnable, le dernier ouvrage de l’édifice, mais depuis 2015 la majeure partie de mon temps de recherche est dévolue à deux autres projets collectifs: celui sur Delille et The Power of Wonder.

S.W.: En tant que professeur à l’Université de Bâle, quels instruments privilégiez-vous dans l’enseignement de la poésie? Qu’aimeriez-vous transmettre le plus aux étudiants?

H.M.: Je suis très opportuniste en matière d’instruments, c’est-à-dire que «tout est bon», pourvu que cela permette de comprendre un texte, suscite l’intérêt pour une œuvre.

Bien sûr, la formation à une lecture de détail minutieuse, ainsi que la transmission et l’emploi des bases en poétologie, stylistique et versification, sont des composantes indispensables de l’enseignement. Et il y a une difficulté particulière de l’écriture poétique qu’il me semble important de donner à saisir. Mais plutôt que de l’asserter comme une thèse, je préfère que les étudiants en fassent l’expérience. J’ai enseigné un an dans le secondaire, et j’avais l’habitude de «sonner» les élèves un peu turbulents avec des sonnets. C’est-à-dire que lorsqu’ils bavardaient sur des objets sans lien avec le cours, je leur demandais de me ramener un sonnet impeccable de leur cru, sur le même thème. Cela m’a beaucoup amusé car le résultat était souvent excellent et parfois insolent, mais de façon jubilatoire, très bien fait, et du coup je sais qu’ils faisaient circuler ces sonnets entre eux. Sans doute se moquaient-ils ainsi un peu de moi mais ils comprenaient par eux-mêmes qu’il ne va pas de soi de composer deux quatrains à rimes embrassés et un sizain sur le mot «basquettes», surtout quand j’avais interdit d’avance toute rime avec quéquette! Plus sérieusement, j’ai débuté à Bâle un séminaire sur Le Parti pris des choses de Ponge en posant sur la table un vrai cageot, et nous avons échangé pendant près d’une heure sur les moyens de le décrire poétiquement, avant de lire le texte correspondant dans le recueil.

Un bon enseignant apprend à apprendre: il donne à aimer le savoir et son corollaire, le constat d’un non-savoir à transformer en curiosité. Or, si cet amour-là est indissociable d’une expérience de la jouissance, du plaisir, il me semble aussi indispensable de permettre, mieux, d’inciter les étudiants à oser également dire ce qu’ils n’aiment pas, dans une œuvre. Ce n’est pas un aveu facile, parce qu’en mettant des textes au programme, on indique, de facto, qu’en tant qu’enseignant, on leur voue une certaine révérence. Mais ce type d’aveu est le meilleur moyen de nous pousser dans nos propres retranchements, de nous conduire à préciser nos motifs d’intérêt, tout en autorisant, bien sûr, le désaccord. J’essaye ainsi de montrer qu’on peut apprécier un texte à différents niveaux, qu’on n’est pas forcé, par exemple, de trouver plaisante la lecture, de Misérable miracle de Michaux, mais qu’on peut être passionné par son projet, ses enjeux et les moyens mis en œuvre pour tenter de s’en approcher.

Enfin, on n’enseigne pas «seul», mais au sein d’une équipe. Or nous avons à cœur, à Bâle, de ne pas limiter la littérature française aux auteurs européens. Je coordonne donc mes plans de cours avec Isabelle Chariatte, qui prend en charge au sein de notre séminaire l’essentiel des enseignements sur les écritures francophones africaines et antillaises, de façon à ce que des ouvertures régulières interviennent vers ce champ et son versant poétique. Et il arrive aussi que la poésie soit abordée par le biais de sa traduction, dans le cadre des ateliers pratiques que le Master de littérature générale de Bâle organise chaque semestre sur ce thème, selon un roulement impliquant à chaque fois une philologie différente et permettant aux étudiants volontaires de travailler quelques jours avec un traducteur.

S.W.: Dans quelle mesure les universités sont-elles des acteurs de la poésie selon vous?

H.M.: Le goût des lettres s’acquiert rarement sur le tard. Je ne crois pas que l’université puisse le susciter. En revanche, elle peut le stimuler, le complexifier.

À cet égard, il me semble que la culture littéraire partagée s’érode, au sens où les références formatrices d’une génération sont de moins en moins durables. Au début des années 2000, la plupart des étudiants avaient lu Harry Potter. Vingt ans plus tard, c’est beaucoup moins sûr: la référence, si elle est là, tend à n’être que cinématographique, de sorte qu’elle fonctionne plus pour expliquer, par exemple, ce qu’est un cliffhanger, ce moment de suspense typique de l’émergence du roman-feuilleton. Parallèlement, il existe, venu des USA, un très fort mouvement de révision universitaire du canon. Il est normal, souhaitable, inévitable. Mais il promeut une durée elle aussi étroite. Or, comme je l’ai déjà signalé, cette perte de mémoire est problématique, quand elle nous coupe d’une très longue durée de pensée et d’un terreau avec lequel dialogue la création contemporaine, sauf quand elle devient elle-même amnésique. En ce sens, et cela ne vaut pas que pour la poésie, l’université doit oser assumer une fonction de conservatoire (ce qui n’implique pas une posture de conservatisme!). Elle doit préserver l’actualité d’œuvres anciennes, ou difficiles, qui ne devraient pas disparaître pour ce motif de notre culture, parce qu’il s’agit de contributions majeures à la pensée humaine, de réservoirs d’expériences (je songe à des auteurs comme Mallarmé ou Valéry, mais aussi Proust) et parce que nous avons besoin de références communes pour échanger, dialoguer en citoyens.

Mais l’université n’a pas pour autant vocation à tout retenir, tout proposer. Il s’agit là d’un fantasme totalisant, voire totalitaire.

Une partie de nos tâches consiste par ailleurs à ouvrir les portes de l’université au reste de la cité, en inventant au besoin les formats distincts des colloques, conférences, etc. Nous avons ainsi organisé, il y a quelques années, lors d’une «Nuit de l’université», un marathon de lectures durant lequel des étudiants et enseignants de tout le département de lettres se sont succédés pour faire entendre, en langue originale, des textes sur la nuit. Dans cette fonction aussi, les universités doivent accueillir la création contemporaine, mais entre autres missions et en veillant à ne pas se muer en «acteurs culturels», au sens lâche de spécialistes de l’événementiel. Une bonne part de la meilleure poésie a été produite en marge de l’institution académique; il faut que ces circuits externes perdurent pour que le baiser de l’université ne lui devienne pas mortifère.