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Pierre Chappuis (1930-2020)

Pierre Chappuis, l’un des principaux poètes en Suisse romande, aurait fêté ses 91 ans le 6 janvier, mais le 22 décembre dernier, à la veille des fêtes de fin d’année, il est décédé à Neuchâtel, laissant une œuvre de poésie magistrale derrière lui. Parallèlement, une forte thèse d’un millier de pages sur son œuvre, écrite par Lydie Cavelier de l’Université de Picardie, sera soutenue le 15 janvier prochain à Amiens. Pour hommage, nous publions un entretien avec cette jeune chercheuse, qui donne l’envergure du travail réalisé par ce grand poète.

Nous aurions aimé commencer l’année autrement, par d’autres nouvelles, après des mois en 2020 particulièrement mouvementés. Déjà, le décès du journaliste et écrivain David Collin avait grandement affecté le milieu poétique en Suisse francophone. Le décès de Pierre Chappuis l’endeuille aujourd’hui; et plus largement encore par-delà les frontières. Son œuvre d’une grande exigence et d’une tenue constante a suscité de nombreux échos critiques. Vendredi 15 janvier, Lydie Cavelier soutiendra à Amiens sa thèse de doctorat sur Pierre Chappuis. Elle propose une réflexion puissante sur la poétique, la stylistique et la portée éthique de ce travail. Nous avons mené un entretien en ligne avec elle. Ses réponses montrent l’intensité de sa lecture et font résonner le meilleur des hommages.

Antonio Rodriguez: Comment l’idée de faire une thèse monographique sur Pierre Chappuis vous est venue? Que représentent cette œuvre et ce parcours pour vous?

Lydie Cavelier: Aux abords de ce parcours, il y a eu le désir de plonger dans une œuvre qui m’avait frappée par sa beauté et qui m’avait parfois aussi déconcertée. Je suis entrée dans la poésie de Pierre Chappuis à partir de Pleines marges (éd. Corti en 1997, traduction quadrilingue aux Éditions d’en bas en 2018). Mais quelle différence entre la porte que ce livre entrouvre sur l’heureux suspens, sur les susurrements et sur les revirements des choses, et celle créée par le poème «Triomphe de la mort» au début de Moins que glaise (Corti, 1990)! Ce trouble là m’a semblé d’autant plus précieux qu’il était vif et que, spontanément, je n’étais pas en mesure de me l’expliquer. Je voulais donc comprendre, mais somme toute, qu’y avait-il à appréhender en matière de critique littéraire? Forte de ces interrogations auxquelles je n’attendais rien moins qu’une réponse, j’ai mené mes premières recherches bibliographiques et j’ai découvert avec beaucoup d’étonnement que l’œuvre de Pierre Chappuis avait été relativement peu étudiée ou, plus précisément, qu’elle avait suscité des approches diverses, dédiées à tel livre ou à tel aspect poétique. Ces ouvrages critiques n’étaient pourtant pas incohérents, mais ils n’expliquaient pas ce que (me) faisait la lecture des différents livres du poète. Le travail de Pierre Chappuis était-il inabordable en son ensemble? Seule une thèse monographique pouvait avoir raison de ce questionnement. Aujourd’hui encore, les livres de Pierre Chappuis sont toujours aussi puissants sur moi parce qu’ils me font glisser dans l’irrésolu sur un plan personnel et sur un plan critique, celui du faire et des effets lyriques.

A. R.: Quelles sont les caractéristiques principales de sa démarche?
L. C.: Ma démarche consiste d’abord en un refus et une exigence mêlés: ne pas atténuer la force de l’œuvre de Pierre Chappuis, m’attacher à explorer les tensions qui l’animent sur des versants thématique, structurel, formel, éthique. C’est paradoxalement en infléchissant la poïétique valéryenne que j’ai pu articuler des questionnements poétiques majeurs autour de l’horizon du monde, horizon en amont ou en aval du poème. Il s’agit d’expliquer comment le poème peut «donner à vivre» à l’auteur mais aussi au lecteur. Précisément, ce que les œuvres donnent à «vivre» se situe en nous. Les poèmes agissent en nous, ils travaillent en nous de manière à la fois dépendante et distincte des tenions intérieures qui ont mené l’auteur à leur création et à leur mise en œuvre dans un livre. Prendre en compte ces décalages proprement poïétiques a pour corollaire la nécessité de mobiliser divers champs disciplinaires: la linguistique, la philosophie et même l’esthétique chinoise. Les livres de Pierre Chappuis forment une aire en constant (dés)équilibrage, un champ magnétique où se polarisent, s’aimantent et se repoussent des «gestes lyriques». L’un de mes objectifs est d’aborder l’intrication de ces tensions sur différents paliers textuels, de combiner des analyses macro- et microtextuelles. Par exemple, les étendues chappuisiennes sont instables, elles relèvent davantage du déploiement de la sensation que de la détermination d’un paysage. Dans leurs remuements élémentaires se répercutent des affects inassignables, extrêmement labiles et variables et ce processus même est reflété par les dynamiques d’agencement des poèmes des recueils. Parallèlement, la discontinuité de la marche et de la pensée trouve leur répondant dans le travail du poète sous des allures textuelles labiles. Ces allures se modèlent sur celle de l’eau parcourue de courants, de remous et de ricochets, de telle sorte que les lignes de démarcation entre vers et prose s’en trouvent régulièrement déjouées.

A. R.: Parfois, l’œuvre de Pierre Chappuis est considérée comme difficile à lire pour un grand public. Quelles seraient les clés qui permettraient d’entrer plus aisément dans son œuvre?
L. C.: À mon sens, l’œuvre de Pierre Chappuis est parfaitement ouverte à un large public. Que ce soit dans les recueils de poèmes, dans les proses de Muettes émergences ou dans les essais, l’écriture du poète est exempte d’afféterie. Quand l’auteur entre en résonance avec d’autres œuvres littéraires ou artistiques, le plaisir du lecteur n’est jamais conditionné par la reconnaissance des échos intertextuels. Précisément, je suis persuadée que les livres de Pierre Chappuis ne nécessitent pas de «clés» et qu’ils agissent d’autant plus vivement sur un lecteur qui ne se préoccupe pas d’abord de superviser une activité interprétative. Le lecteur n’a pas forcément besoin de repères théoriques ou critiques pour se laisser emporter dans la sensualité des gestes de suspens, de revirement ou d’affleurement des éléments paysagers. Selon ses propres dispositions, il peut goûter les changements d’allure des étendues et des sensations évoquées aussi bien que ceux des composantes textuelles. Il y a beaucoup de plaisir à se laisser dérouter par les ressemblances et les discordances qui animent l’ensemble de l’œuvre de miroitements kaléidoscopiques. Ceux-ci recèlent de multiples gestes de nuance qui nous appellent à naviguer constamment entre tel poème et telle prose ou entre telle prose et telle note d’essais. Jamais le lecteur ne se perd dans les livres de Pierre Chappuis, mais plus il les parcourt et plus il aura l’impression de n’en avoir pas fait le tour.

A. R.: Y a-t-il un texte ou un recueil que vous recommanderiez pour entrer dans son œuvre, et pourquoi?
L. C.: D’emblée, je pense à deux recueils mais pour deux raisons différentes. Avec le dernier recueil de poèmes en prose, Dans la lumière sourde de ce jardin (Corti, 2016), un lecteur qui découvre Pierre Chappuis fera l’expérience de la labilité des rapports entre le poète et le monde: ces rapports se déclinent selon toutes sortes de tensions et de nuances entre gravité et allégement, entre horreur et volupté. Comme un léger sommeil (Corti, 2009) peut être une entrée en matière tout autrement intéressante puisque le livre comprend deux suites de poèmes en vers brefs et, en son cœur, un ensemble de poèmes en prose regroupés sous le titre «(l’envers des mots)». Ce dispositif tripartite fait sentir et fait voir comment une œuvre peut devenir un champ de répercussions sensibles. En plus de faire découvrir le travail de Pierre Chappuis sur le poème en prose, la section de «(l’envers des mots)» témoigne des réflexions métapoétiques de l’auteur: comment opèrent les interactions multiples entre les mots, les choses, le poème et la vie même de celui qui écrit? Il y est question des gestes grâce auxquels un être s’immerge dans le monde et dans l’écriture poétique afin de réitérer quelque chose comme le tracé d’une même phrase, d’une même ligne de vie.

A. R.: En quoi la réflexion nourrit chez lui la poésie, sans pour autant faire de sa poésie une démarche théorique ou philosophique?
L. C.: Ce qui me semble tout à fait original, c’est que les recueils de notes et d’essais – La Preuve par le vide (Corti, 1992), Le Biais des mots (Corti, 1999), La Rumeur des choses (Corti, 2007) et Battre le briquet (Corti, 2018) – ne nourrissent pas directement la poésie de Pierre Chappuis, mais qu’ils s’intéressent plutôt à ce qu’elle fait. Dans ces livres, le lecteur ne trouvera pas de notations préparatoires pour de futurs poèmes; par contre, il découvrira là aussi des gestes vitaux, des gestes lyriques qui tiennent lieu de partis pris tout à fait momentanés, et qui sont toujours réinterrogés en fonction de ce qu’ils apportent dans la vie d’un poète, dans la vie d’un homme. De fait, rien d’humain n’est étranger à ces livres. Telle est bien la perspective choisie pour mettre en cause l’écriture poétique: la création poétique s’inscrit-elle au revers de l’usure quotidienne ou bien nécessite-t-elle des efforts préalables pour rendre à la vie une certaine fraîcheur? Comment le travail d’écriture contribue-t-il à nourrir des émotions fugaces et, plus profondément encore, le désir de vivre? Pierre Chappuis évoque aussi ses sensations de lecteur: il s’essaie à penser les effets de la poésie, à la manière montaignienne, dans l’instabilité des jours et des années. Ces rencontres que suscitent les livres et qui tiennent à toutes sortes de circonstances si aléatoires, comment rayonnent-elles ensuite dans nos vies? En réalité, chaque note, chaque essai est une remise en cause, tout à la fois inquiète et ardente: est-il un texte, une phrase, un mot capable de briser durablement le sentiment de solitude qui serait notre lot à tous? En somme, l’œuvre de Pierre Chappuis n’est pas théorique et elle ne vise pas à l’être. Au cœur de l’intime, elle prétend réfléchir l’instabilité la plus fondamentale, celle d’une vie modeste, rangée et, en un mot, ordinaire.