Série d’été. Pendant la pause estivale, Antonio Rodriguez publie des lettres adressées à une jeune poétesse romande après la réception d’un manuscrit. Cette série permet de situer la poésie actuelle dans l’espace francophone. Elle livre des réflexions non seulement sur cet art, mais aussi sur le milieu poétique et sur ce que peut la poésie aujourd’hui.
Lausanne-les-Jardins-Suspendus,
le 5 juillet
Leïla,
L’énergie qui vous traverse ne vous appartient pas totalement, elle dépasse les rêveries courantes de la littérature, et transforme vos mots en convecteurs de forces, en arpenteurs des limites, en cartographies du vide ; ce qui amène parfois à se révéler poète. Pourtant, devenir poète ne constitue pas forcément le meilleur aboutissement d’une telle énergie. Elle peut aussi bien hanter le monument de brume d’une époque par des gestes ordinaires, vite oubliés pour les mémorialistes pressés, il est vrai, qui balbutient des histoires littéraires comme autant de courants d’air. Je découvre parfois plus de poésie chez le libraire qui lutte pour des rayons de lumière ou chez l’enseignant qui insiste sur des ressorts contemporains auprès de ses élèves que chez des poètes ou des critiques qui publient par habitude.
Votre longue lettre accompagnée d’un premier manuscrit m’a aussitôt touché, tant vous alliez l’assurance de ton, la conviction dans l’écriture et une habileté rare dans la syntaxe. Saisi par votre appel, j’ai fait taire la voix lancinante qui me dictait dès le matin une liste de tâches à accomplir, comme si le démon du devoir déroulait son rouleau d’injonctions pour remplir mes journées. Ce démon conjuré, le temps me vient de dialoguer avec vous, avec ce qu’il y a de plus intense en vous et sur la poésie aujourd’hui.
Malgré le goût que j’ai pour la réflexion, je ne sais pas ce qu’est la poésie. Artaud disait : « J’ai débuté en littérature pour dire que je ne pouvais rien écrire du tout. » C’est un bon début. De mon côté, j’en perçois de plus en plus les scintillements, à travers le temps, les cultures, les pratiques ; je collecte ces scintillements au quotidien, et les façonne à ma manière. Je suis plongé dans une sorte de vie rêvée, de poïévie – pardonnez le mot-valise —, car je vis la vie telle que je la rêvais jadis, au moment où je la rêvais totalement d’ailleurs, sans la vivre vraiment, vers mes seize ans, sans savoir encore ce qu’elle impliquerait et sans la croire possible d’ailleurs. « Mon berceau s’adossait à la bibliothèque », disait Baudelaire. Je n’avais pour balises que ses poèmes comme autant de fleurs embaumant ma chambre. J’avais déniché ses recueils dans les rayons de ma sœur, sans comprendre vraiment ces vers et ces proses, mais ils résonnaient en moi ; tout comme le film d’Alan Parker, The Wall des Pink Floyd, qui me tourmentait, sans que je saisisse les conjonctions étroites entre ces deux œuvres. Dans les deux cas, je restais envoûté par la mécanique à complication du langage ou par des images violentes qui aboutissaient à une exquise alchimie de la douleur ; nécessaire à mon adolescence. Peut-on alors vouer sa vie à la poésie ? Oui, si la poésie vise à creuser la page comme la vie, en tant que vie elle-même, et non à écrire des poèmes. Après la guerre, Pierre Reverdy disait : « Je crois que le but de l’art, le rôle de l’art n’est pas d’enfoncer encore davantage l’homme dans sa misère, dans sa souffrance ou sa tristesse — mais de l’en délivrer. » Très tôt, les poètes ou les personnes appelées par la poésie se prononcent sur leur place, sur leur désir de délivrer quelque chose : ils choisissent la poésie face à tout le reste, contre tout le reste. Tension et liberté, évidemment ; mais y a-t-il un bonheur possible dans ce vœu de poésie ?
Par votre geste d’écrire, vous me convoquez dans votre appel ; car cet appel, je le sais – et c’est peut-être une chose qui me vient avec certitude – ne trouvera aucune réponse ; ni dans mes lettres, ni chez vos amis, ni auprès des thérapeutes ou auprès des scientifiques, qu’ils soient versés ou non dans l’occultisme, ni même dans le ciel. Je ne vous offre que ceci : un autre appel, en écho, qui viendra redoubler votre besoin de vous dresser en poésie. Mon appel, je vous l’adresse à mon tour et en retour. Que cherchons-nous ensemble en poésie ?
Par votre lettre tout autant que par vos poèmes, vous explorez des forces, vos forces, pour les ressentir et les faire advenir comme de la conscience par la langue. En bonne rimbaldienne, vous décrivez la poésie comme « essentielle, voire quintessentielle ». Quintessentielle, je la crois magnifiquement signifiante dans son impuissance même, et c’est là d’ailleurs, peut-être, toute sa puissance de renversement. Signifiance hors fonctions. Puissance et contre-pouvoir. Articuler le présent et l’absent, en se jouant du manque. La poésie comporte cette force unique de s’adresser aux morts, aux dieux, aux montagnes (donc de déplacer des montagnes), mais aussi aux maladies, à la matière, à l’esprit ; nous pouvons lier les mondes distants, parler avec les mondes muets. Votre acte « essentiel » rejoint ma préoccupation. Vous approchez d’une forge à paroles, et vous soupesez votre identité, suffisamment instable pour vous déchirer intégralement en poésie et vous faire renaître. Il faut s’inverser, se renverser, se dédoubler, pour mieux se reconnaître, se forger en se déchirant savamment. Les sens s’affolent et se détournent pour une autre forme de sens. Fission dans l’absence en quête d’une fusion de présence : énergie. Visage troué se fait passeur, bouche inversée parle distinctement, regard percé transforme la grisaille en nuit, mais pour mobiliser des forces. Je me souviens de Charles Juliet : « Seul le regard qui s’inverse / peut rencontrer cette lumière / que délivre la connaissance. »
Quand vous écrivez « je n’appartiens guère au milieu des lettres, et je sens d’instinct que je ne veux pas y participer, pour être au plus près de ce que je dois écrire », je vois la hauteur placée dans votre poésie, mais aussi le dos tourné aux vivants, une manière de se détourner d’eux ; attitude vitale certes, mais qui sonne aussi comme une vieille rengaine. Il y a beaucoup de vieilles rengaines en art et en poésie. Ne cherchez pas l’épure sociale, comme si les « autres » participaient uniquement au commerce, aux échanges, aux arrangements, aux compromissions. Ne vous écartez pas trop vite de ce que vous ne connaissez pas. Car vous ne pourrez livrer de poésie, vous livrer à elle, à travers elle, sans inspecter la teneur et participer à votre environnement poétique (comme s’il s’agissait d’ailleurs de votre propre écosystème, comme on le dit aujourd’hui), ni sans l’aimer comme si vous en émaniez, et deviez le faire fructifier. Vous n’appartenez plus à la poésie universelle de jadis, qui se croyait hors sol, rêvée dans les capitales impériales et industrielles au début du XXe siècle, avec le prix Nobel pour couronnement. La poésie ne pourra vous libérer de la servitude que si vous la nourrissez de sollicitude, non de solitude, de détachement, d’indifférence ; même si je crois que la solitude, le détachement et l’indifférence forment des moments impérieux pour toute création. La sensibilité face à votre monde intérieur devrait se doubler d’une connaissance fine de votre monde ambiant, de l’état de la langue, des actes poétiques contemporains et de l’écriture au sein de votre monde poétique environnant. Qui écrit ? Qui lit ? Pourquoi ? Comment ?
D’emblée, vous allez vous repérer dans la forêt épaisse des gestes et des mots d’aujourd’hui, et y survivre à votre façon (tel poème s’élevant comme un feu de nuit ; vous allez cueillir des images comme des baies). Je ne vous connais pas, je vous inspecte déjà. Je me cache derrière les troncs, je me fonds dans les feuillages, je vous entends, car je crois avoir réalisé ces gestes naguère, avant vous, et maintenant avec vous. Vous n’êtes pas seule en poésie.
Recevez l’estime de votre nouvel ami,
Antonio