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« Comme des fontaines de particules » : Madeleine Santschi ou la mémoire de l’écriture  

Avec Pas de deux, Madeleine Santschi (1916-2010) opte pour une écriture déjà esquissée dans Sonate (1965) et Toutes ces voix (1994). À mi-chemin entre poésie et roman, l’ultime ouvrage de la poétesse défie les frontières, se faisant partition, danse, ou encore tableau.

 

Dès le premier regard, Pas de Deux se donne comme une œuvre syncopée et morcelée, où les caractères laissent la part belle au blanc de la page :

Des paquets de mots qui s’élèvent et retombent.
Un livre comme danse, partition, mise en scène.

Séquences longues et brèves s’alternent pour marquer un rythme à la fois visuel et auditif, formant une poésie qui reste linéaire malgré sa disposition déroutante. Ce tableau, ou « mise en scène », s’accompagne d’une attention aiguë portée aux détails, ceux d’une pensée qui se déroule et s’enroule autour d’elle-même en vagues de souvenirs. Ainsi que le souligne Sylviane Dupuis dans sa belle postface, plutôt que de narrer une vie linéaire, Madeleine Santschi fait le pari de transcrire l’instant. Ce terme clé s’appréhende à la fois comme nom, « durée très courte que la conscience saisit comme un tout », ou comme adjectif : « Qui poursuit, qui presse. Instante sollicitation ». Les définitions abondent dans Pas de Deux dès la seconde partie, dans laquelle l’expression se resserre et se densifie, jusqu’à atteindre une polyphonie où les citations donnent la réplique aux thèmes incessamment repris du psychisme. L’écriture se déploie alors dans un mouvement joycien pour

 

Saisir ces moments où tout se fait, se défait.
Laisser cette fragmentation s’opérer, puis tout rassembler en soi, autour de soi. Comme une robe, une cape, un vêtement chaud. Retrouver le concret de l’abstrait. Ne pas décrire. Faire surgir.

Le « concret de l’abstrait » émerge avec le rythme et la musique, dans la danse verbale qui se déploie sur la page. L’auteure revêt alors une portée musicale, comme on porte une robe qui ondule au rythme de la respiration, tissée de noir et de blanc. La danse, comme la cuisine qui rythme le quotidien et resurgit en saccades, évoque la féminité et son empreinte dans le temps. Femme saisie dans le flux de la pensée, la protagoniste nous entraîne dans ses souvenirs de fille et mère, sexualisée et vieillissante, éclatante mais privée de jeunesse et de chevelure. Tout comme elle « [fait] tenir les mots ensemble comme fontaines de particules qui jaillissent des deux pôles du soleil », l’écriture réunit les lueurs de la réflexion et la rétrospection, permettant la rencontre entre le présent et le souvenir. Ce mouvement s’apparente au va et vient entre une mort fracassante et une renaissance, à l’inspiration d’une goulée d’air avant de replonger dans le flot du temps :

Le temps la déplaçait, la chassait, la reprenait, la poussait, pluvieux ou ensoleillé ou enfermé comme en l’occurrence tenu entre des fenêtres parcimonieusement entrouvertes sur la nuit étoilée d’août, n’en faisant qu’une bouchée, la trempant jusqu’aux os, n’en faisant qu’une bouchée, lui séchant les pieds, la projetant à l’instant de sa mort […].

Se laisser aller à la marée ou lutter, mais toujours avancer. Madeleine Santschi nous entraîne dans l’instant et ses souvenirs oscillants, poussant plus loin dans le passé et dans la pensée pour tout dire, tout retrouver et tout réunir dans ce solfège de mots, qui appartiennent autant à l’enfant qu’à la femme mûre marquée par la maternité.

Jusqu’où elle pourrait aller, là était la question. La seule, la vraie. Jusqu’où elle pourrait céder sans disparaître enveloppée de cette gaze à nouveau. À nouveau avec cette gaze sur la bouche ou plutôt ce tampon d’ouate, ou encore ou même mieux ce drap qui lui avait été un jour jeté sur la tête pour la tirer en arrière, loin derrière ce beau clavier luisant et blanc sur lequel elle allait poser ses premières notes, ce chant si longtemps contenu, cette jubilation depuis longtemps toujours là mais jamais reconnue, toujours tue […].

La libération de la parole par l’écriture invite ainsi à une expérience d’immersion et nous laisse, finalement, à bout de souffle.

 

Céline Stadler