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L’auditoire vit en poésie

La poésie à la portée des étudiants: en mai 2021, le journal L’auditoire publiait un dossier sur la poésie. Neuf articles plus tard, nous interrogeons son rédacteur en chef Maxime Hoffmann, sur les choix de ce numéro 263: comment parle-t-on aujourd’hui de ce genre aux étudiants?

Sandra Willhalm: En mai 2021, le journal des étudiants et étudiantes de Lausanne L’auditoire publiait un dossier sur la poésie. Pourquoi et comment avoir fait le choix de centrer le numéro sur ce genre?

Maxime Hoffmann: À L’auditoire, nous sommes plusieurs à considérer la poésie comme un genre primordial – parfois au point de l’intégrer à nos vies quotidiennes pour y puiser de la force. Les lecteurs attentifs auront sans doute remarqué que depuis deux ans le journal valorise la poésie. Dès que l’occasion se présentait d’en parler, nous l’avons saisie. Plusieurs articles présentent des poètes comme Desbordes-Valmore, Valéry, Rilke et Jaccottet ou des aspects plus techniques comme la forme «haïku», l’hermétisme poétique ou l’impossibilité de traduire. Un autre exemple, en printemps 2020, lors du premier confinement, la page «Agenda» dédiée aux événements culturels avait perdu tout son sens. À la place, nous avions proposé des extraits de poèmes choisis parmi nos préférés. Ces actions timides se heurtaient, il me semblait, à un désamour. Pour beaucoup, la poésie sommeille à l’ombre de préjugés qui la rendent «inamicale», tantôt désuète, tantôt élitiste – voire les deux. L’aversion qu’elle éveille m’a toujours surpris. «On n’y comprend rien» entend-on souvent. Au cours d’une réunion de comité, j’ai sans grande conviction – car inquiet à l’idée que le thème n’attire personne – suggéré d’organiser un numéro autour de la «poésie». Mes camarades ont montré un réel engouement, mais, préoccupés par les travaux en cours, nous n’en avons pas reparlé. Après quelques jours, Valentine Girardier et Barnabé Fournier m’ont demandé «carte blanche» pour confectionner le numéro 263. J’avais alors abandonné ma suggestion, la considérant trop fantasque, et j’ai accepté. Ils m’ont finalement soumis une dizaine de sujets d’articles que nous avons discutés et peaufinés. Un mois plus tard, le journal était publié. Force est de constater que le choix fut bon: de nombreuses caissettes sont vides.

S.W.: Pourriez-vous présenter, de manière générale, les types d’articles qui ont été rédigés pour ce numéro? Comment avez-vous mêlé ce genre à l’actualité?

M.H.: Chaque numéro de L’auditoire s’ouvre par la rubrique «dossier». Elle explore à chaque fois un thème différent comme, par exemple, la démocratie ou la spiritualité. Le numéro 263 s’intéressait à la poésie. Neuf articles pour explorer un thème aussi vaste est assez restrictif et nous avons dû choisir avec soin nos sujets. Il nous tenait à cœur de définir des problématiques d’actualité, sans qu’elles ne se cantonnent qu’au présent. Chaque article propose un «pas de côté» qui invite à la réflexion. Le plus évident était de commencer par céder la place à un connaisseur de poésie, Philip Mills, puis d’esquisser une histoire de la poésie. Son évolution et ses principes seraient d’emblée compréhensibles et l’illusion d’un genre figé serait démentie dès les premières pages. Nous nous sommes ensuite attaqués à un préjugé étrange qui définit la poésie par l’usage du vers. Cette restriction à la versification exclut, au minimum, une partie la production poétique qui suit le milieu du XIXe siècle. Nous voulions aussi montrer que la poésie dialogue avec la réalité et qu’elle n’est pas qu’une pratique d’artiste cloîtré dans sa «tour d’ivoire». Actuellement, des questions importantes rythment les débats contemporains. Parler des femmes est primordial, car elles sont trop souvent minorées. Il fallait les sortir de l’ombre en leur dédiant un article. Nos sociétés occidentales tolèrent difficilement les sujets considérés tabous, comme la sexualité, la mort, la folie – alors qu’ils semblent indissociables de nos vies. De nombreux poèmes saisissent ces tabous à bras-le-corps et nous avons proposé une demi-page sur la poésie érotique. Les inégalités dues à la couleur de peau créent de graves tensions. Lors d’une conversation informelle, j’ai utilisé le terme «négritude» pour référer à Aimé Césaire que je lisais avec admiration. Une personne s’est scandalisée de ce mot. Le quiproquo m’a étonné et, à dire vrai, un peu déçu. Ce courant poétique des années 1930 qui se voulait l’affirmation d’une identité noire et l’émancipation du joug colonial était soudainement rabaissé à une simple étiquette dénigrante. D’autres membres du comité apprécient la littérature francophone et il nous a paru nécessaire d’expliquer ce qu’est la négritude et, encore une fois, de montrer que la poésie n’est pas un art abstrait sans lien avec notre monde. Notre travail consistait à questionner la poésie et encourager les lectrices et les lecteurs à s’intéresser à cet art peut-être mal compris.

S.W.: Comment avez-vous pensé la présentation de ce sujet par rapport au public-cible du journal?

M.H.: Comme une invitation. Une invitation à lire de la poésie avec un nouveau regard. Articuler un numéro autour de la poésie semblait, comme je l’ai dit, une ambition contreproductive. Le journalisme exige d’être «attrayant» et de répondre à la demande d’un lectorat prédéfini. Sur le campus de l’Unil, on enseigne la médecine, le droit, la biologie et, sachant que notre journal concerne aussi l’EPFL, les sciences «dures» comme les mathématiques et l’ingénierie. Parler de poésie, c’était ainsi prendre le risque de s’adresser à des personnes déjà intéressées et de manquer une majeure partie du lectorat. Nous avons cependant choisi de concrétiser ce projet en cherchant autant que possible à encourager la lecture d’un genre réputé difficile. Cela souligne peut-être que la poésie répond à un besoin humain. Ainsi, malgré l’hétérogénéité du lectorat, la poésie semble avoir séduit, ce qui nous réjouit.

S.W.: Pensez-vous que le genre se heurte encore à beaucoup d’idées reçues?

M.H.: J’aimerais beaucoup répondre: «non», mais la réalité m’oblige à un «oui». Bien que ce constat soit chagrinant, il reste a priori, d’après moi, compréhensible. Si je reprends l’exemple de la versification: dès lors que l’écriture en vers définit la poésie, elle se limite à un seul élément formel. Cette vision lui retire une majeure partie de ses possibilités expressives. L’esprit curieux, cherchant la métrique, ne peut qu’être décontenancé devant une prose de Char ou de Jaccottet, alors que leurs poèmes sont très profonds. Les images, la sensibilité, la justesse des mots existe sans le vers. La lecture d’un poème devrait être ouverte et inviter à réfléchir. Or, pour je ne sais quelle raison, beaucoup cherchent des repères pour ne pas se perdre, alors qu’en réalité la poésie est souvent – pour ne pas dire «toujours» – une découverte. Les a priori trop francs entravent la lecture et empêchent l’inattendu de surgir. Une autre idée reçue réside dans le besoin de figer le genre. La poésie s’accompagne souvent du déterminant défini singulier: «la», comme si elle était un ensemble stable et homogène. Loin d’être un bloc immuable, elle réunit des formes, des expressions, des émotions et des idées très diverses. Peut-être devrait-on oser «les» poésies? Le problème paraît plus grave encore lorsqu’elle s’affuble d’une majuscule: «la Poésie». Elle prend un air de noblesse, mais cela étouffe l’effet de certains poèmes. Cette manie de cristalliser et d’anoblir rend la poésie inaccessible. Alors qu’en réalité, on peut, je crois, adorer Louis Aragon et ne pas apprécier Guillaume Apollinaire ou aimer Blaise Cendrars et n’avoir jamais lu Ronsard. Ces comparaisons sont arbitraires, mais elles montrent les combinaisons possibles au sein d’un ensemble considéré à tort comme monolithique. La poésie est un gigantesque corpus dans lequel on devrait se sentir libre d’aimer ou non. L’importance du canon s’impose peut-être avec trop de force. Au comité de L’auditoire, Valentine Girardier nous enseigne d’ailleurs sa curiosité. Elle apparaît souvent un recueil à la main, agitant dans les airs des œuvres contemporaines. Elle nous rappelle que la poésie n’est pas un art passéiste. Finalement, l’idée reçue la plus grave est, selon moi, la difficulté que des personnes ont à lire un texte dont le sens ne se donne pas à la première lecture. Certains poèmes suggèrent davantage qu’ils ne disent, ils encouragent la recherche et c’est là leur force. «Mordant au citron d’or de l’idéal amer», ce vers assez connu de Mallarmé ne renvoie pas à une chose précise. Chacun et chacune s’imaginera des parfums plus ou moins forts, des couleurs plus ou moins vives, des représentations plus ou moins ébranlées par la rencontre (d)étonnante de ces mots. Malheureusement, notre éducation très cartésienne n’encourage que peu cette langue très ouverte aux références incertaines. La clarté est maîtresse de notre rapport à l’écriture. C’est du moins ce que je me dis lorsque j’entends: «On n’y comprend rien». Le vide n’est pas comblé mais rejeté. Or lire de la poésie consiste, me semble-t-il, à accepter de chercher un sens. On pourrait dire que la langue poétique s’apprend et que c’est en essayant de la comprendre que l’on découvre le fonctionnement d’un autre langage en nous. J’aime à croire que des auteurs nous correspondent plus que d’autres et que leur langue nous touche, car elle résonne en nous. Souvent, je me dédie à un ou une poète durant quelques mois et j’essaie d’apprendre son langage – acceptant parfois ne pas être transporté par sa vision. L’approche vise une proximité étendue dans le temps. On peut procéder autrement. On peut, par exemple, produire un discours objectif sur la poésie – là commence le travail des critiques. La poésie ne se destine néanmoins pas aux seuls critiques. Face à ces idées reçues, j’invite tout le monde à considérer les poèmes comme une conversation avec un écrivain, un autre humain avec une vision unique.

S.W.: Dans un article («Matière à penser»), vous parlez des supports sur lesquels se présente la poésie, ainsi que des outils utilisés pour la composer. En fin de texte, vous revenez sur la poésie au XXIe siècle, et notamment sur celle qui se diffuse sur les réseaux sociaux; cela vous amène à interroger le statut de la poésie aujourd’hui. Qu’en pensez-vous personnellement?

M.H.: Je dois confesser une «faute», car cet article s’intitulait à l’origine la «poésie à l’ère numérique». Le manque de temps m’a amené à rediriger, in extremis, l’article vers une histoire des supports – sujet que je maîtrise mieux. Cela dit, j’ai beaucoup investigué et j’ai découvert une abondance enthousiasmante. La poésie semble se démocratiser. N’importe qui peut écrire un court texte en prose ou en vers qu’une communauté intriguée pourra apprécier. Les perspectives se multiplient. Les jeux de formes se diversifient. Nous vivons une époque d’effervescence créatrice. On pourrait rétorquer que la quantité s’oppose à la qualité, et cela n’est pas totalement erroné. J’aime imaginer que, en flânant raisonnablement sur les réseaux sociaux, des personnes tombent sur un poème qui leur ouvre les yeux sur un aspect du monde. En rédigeant un article sur le haïku, j’ai lu quelques pages d’une préface de Jaccottet. Il disait avoir été sauvé par cet art poétique. En quelques mots, on découvre un détail du monde inconnu. Peut-être que la poésie contemporaine publiée sur les réseaux sociaux permet de jeter une lumière sur des points obscurs de nos existences, sauvant ainsi quelqu’un. C’est ce que réussissent, par exemple, Baudelaire ou Rilke. Dans le cas d’un post sur internet, le génie est peut-être moindre, mais il y a la pertinence de la contemporanéité. L’intérêt piqué, il sera toujours possible de lire des artistes canonisés. J’aime aussi beaucoup l’idée que tout le monde puisse écrire ou, du moins, s’y essayer. Écrire de la poésie exige un travail réflexif sur soi ou le monde, ce qui est primordial pour les «êtres raisonnables» que nous sommes.

S.W.: Avons-nous besoin de nouvelles définitions de la poésie, ou peut-on comparer certaines formes plus traditionnelles à ce qui s’observe aujourd’hui avec les outils numériques?

M.H.: À titre personnel, la «définition» est une quête périlleuse qui, pour la plupart des lecteurs, tient de l’impossible. Ainsi, plutôt que de se demander «qu’est-ce que la poésie?», je préfère la question «comment lire de la poésie?». Elle a le mérite de ne pas imposer de réponse avant d’éprouver l’œuvre. J’ai enseigné le français à différents niveaux de scolarisation. Souvent, j’articulais les cours autour de texte littéraire. Face à des jeunes gens, apprentis ou gymnasiens, le poème «Au lecteur» des Fleurs du mal est une excellente entrée. L’invitation est explicite et il réfère à une expérience commune, à ce vice mortifère: «Il ferait volontiers de la terre un débris/Et dans un bâillement avalerait le monde;//C’est l’ennui […]». Il y a une réalité existentielle qui touche tout le monde. Des élèves réfractaires à la poésie se sont découvert une complicité avec une personnalité du XIXe siècle français qui, par ses mots, concrétise ce qu’ils ressentent. Le problème de la définition s’accentue encore davantage lorsqu’on songe à de belles pages de roman. Pour moi, certains passages de Zola sont emplis de poésie. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. La quête d’une définition est aussi importante, mais peut effrayer des lecteurs et lectrices potentielles ou étouffer l’effet d’un poème.  

S.W.: Comment votre rapport à la poésie est né dans votre parcours personnel?

M.H.: Mon intérêt pour la poésie résulte tout d’abord d’un besoin étrange de trouver une autre langue. Plus le temps passe, plus j’admire la «clarté française» où tout se livre sans mystère. Elle est très exigeante et d’une efficacité indéniable. Je l’admire, mais, en même temps, elle m’oppresse et m’ennuie. La poésie m’offre cette «autre langue» ou plutôt «ces autres langues». Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de l’école, encore moins de poésie à l’école. Je n’ai jamais appris Prévert sur les bancs. Le théâtre de Molière m’amusait beaucoup. J’adorais ses tournures atypiques vieilles de trois cents ans, toujours drôles ou piquantes. En préparant ma maturité, une jeune femme m’aidait, me dispensait quelques cours. Un jour, porté par l’enthousiasme, elle m’a montré un poème de Baudelaire. Ce devait être «L’invitation au Voyage» des Fleurs du mal. Elle évoquait les parfums, les images et d’autres éléments. À la vue de mon visage inexpressif, elle s’est interrompue, sûrement désabusée. Et, un peu candide, j’ai demandé «comment on fait pour comprendre?». Elle m’a répondu: «Il faut mâcher les vers». À l’université, en première année, j’ai retrouvé Baudelaire. J’ai alors lu le Spleen de Paris et Les Fleurs, mais, depuis toujours, j’ai une légère manie dissidente avec les lectures obligatoires: je lis ce qu’il faut, et, comme pour me venger, je m’intéresse à un autre auteur ou une autre autrice. Je ne saurais dire comment, mais je me suis mis à lire Louis Aragon. Il me plaisait davantage que Baudelaire dont la grandiloquence masquait sa sagesse. Après plusieurs mois de service militaire, La Valse des vingt ans me semblait destinée. Avec le temps, ma préférence s’est inversée. Aujourd’hui, je peine lorsque la poésie «s’engage» politiquement, qu’elle sert d’éloge à des idéaux ou loue des hommes fraîchement élus. Aragon a un caractère politique qui me déplaît. Je préfère quand la poésie attire notre attention sur des aspects nouveaux du monde. Depuis cette première année, en 2015, j’ai lu avec assiduité Verlaine, Verhaeren, Hugo, Nerval, Valéry, Mallarmé Char et Ponge. Tous usent de la langue à leur façon, et je trouve là de quoi étancher ma soif «d’autres langues». Il y a bien d’autres écrivains et écrivaines, que j’ai cependant considérés avec moins de soin. Je pars souvent en promenade et lis, parfois à haute voix. Hugo m’a paru très lumineux dans des moments difficiles. Je me suis aussi intéressé à des femmes poètes: Desbordes-Valmores, De Noailles, Akhmatova – et je voudrais me pencher sur les poèmes de Tsvetaïeva. Sans aucune prétention, j’ai essayé de faire de la poésie une pratique d’écriture et je le souhaite à tout le monde. L’objectif ne doit pas être de publier. C’est le travail poétique en soi qui importe. Valéry a de belles pages sur le sujet et je crois qu’écrire aide vraiment à mieux vivre avec soi, les autres et le monde. Aujourd’hui, je respecte deux principes principaux – bien que j’en ai d’autres. Le premier, je cherche à m’extraire de la tradition française et me dirige vers la poésie francophone et étrangère. Les poètes suisses, d’une proximité culturelle évidente, se sont imposés à moi comme un corpus que je méconnaissais totalement. Rilke et Goethe m’ont occupé un moment et, maintenant, je découvre Pouchkine et Novalis. Le deuxième, je me passionne pour la poésie surtout pour sa capacité à parler du monde qui nous entoure et plus précisément de la nature. Nous vivons une époque étrange où une urgence climatique nous tourmente. D’un côté, tout change et, en été, chaque goutte de sueur s’emplit d’inquiétude; de l’autre côté, rien n’évolue vraiment, les moteurs vrombissent toujours autant – sans évoquer le reste. Durant les confinements, j’ai beaucoup lu Char, Ponge, Roud et Jaccottet. Je me balade souvent avec un livre de ce dernier. Le goût évolue. Quoi qu’il en soit, la lecture poétique me paraît un compagnonnage. Par la fréquentation, on apprend à se comprendre et, forte des découvertes, notre acuité s’aiguise.


Photographie: © Réka Gaál

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