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Sandro Penna, par-delà la langue: Entretien avec Lou Lepori

Le poète Sandro Penna (1906-1977), qui a marqué la littérature italienne du XXe siècle, est resté relativement peu connu dans le monde francophone. L’écrivain et traducteur Lou Lepori (anciennement Pierre Lepori) nous introduit à cette poésie pennienne méconnue dans une traduction du recueil Poesie/Poèmes (1973) du poète italien qui est parue ce mois-ci aux Éditions d’en bas, en parallèle de la création d’un spectacle Le Voyageur insomniaque au Théâtre 2.21. Ce dernier a également traduit en italien Gustave Roud.

Janett Donis: Comment avez-vous été amené à lire Sandro Penna? 

Lou Lepori: Il faut rappeler qu’en Italie, Sandro Penna est considéré comme l’un des poètes majeurs du XXe siècle. D’abord reconnu par ses pairs – découvert par Saba et Moravia, admiré par Pasolini et par plusieurs générations de peintres et d’écrivains –, il a connu une gloire posthume liée en partie à son personnage de poète anachorète et néanmoins hédoniste. Ses livres ont toujours eu un succès remarquable et la publication de ses Œuvres complètes dans la collection Meridiani Mondadori (la Pléiade italienne), en 2017, a parfait une renommée déjà bien établie dans les milieux académiques et auprès du grand public. De plus, l’homoérotisme qui en est l’essieu thématique l’a vite fait figurer en symbole du poète hors norme, rimbaldien. Une aura de «saint anarchiste» – le mot est de Pasolini – qui était aussi portée par la légende de sa vie: pendant les derniers quinze ans de son existence, Penna a vécu cloîtré dans son appartement romain, à quelques encablures du Tibre, dans un état de douce folie, auquel contribuait un usage immodéré de divers médicaments et d’hypnotiques. Pour répondre à votre question d’une manière plus personnelle: en tant que jeune homosexuel passionné de littérature, en tant que poète en puissance, j’ai fréquenté la poésie de Penna, de Pasolini ou de Dario Bellezza dès mon adolescence. Dans une époque où l’homosexualité était encore une maladie mentale selon l’OMS, c’était une lecture troublante, qui contenait les germes d’une émancipation par la parole, par la littérature. 

J.D.: Pourquoi le traduire aujourd’hui, à presque cinquante ans de sa mort (survenue à Rome en janvier 1976)?

L. L.: La figure de Penna m’a accompagné pendant quatre décennies. Un jour, j’ai retrouvé sur internet l’extrait d’un film datant de 1972, signé par le plasticien Mario Schifano, où l’on voyait le vieux poète, au milieu du capharnaüm de son appartement rue Mole de’ Fiorentini, lire d’une voix aigrelette ses propres textes. Et là, je me suis dit: quel personnage de théâtre! J’ai partagé cette impression avec le comédien Jean-Luc Borgeat, avec lequel j’avais déjà travaillé par le passé, et il a tout de suite perçu le potentiel théâtral de cette figure. Ensemble, nous avons monté le spectacle Le Voyageur insomniaque au Théâtre 2.21 de Lausanne. Nous avons eu envie de rendre hommage à l’homme, mais aussi à sa poésie, à la poésie en général. La poésie comme matière vivante, capable de captiver le public d’aujourd’hui par ses thèmes, son témoignage et son exigence. Le projet de livre est né dans la volée de cet enthousiasme et grâce au fait que l’éditeur Jean Richard, en grand italophile, connaissait et appréciait à son tour la poésie de ce génie. 

J.D.: Qu’est-ce qui a motivé le choix de traduire ce recueil en particulier, Poesie, paru en 1973? 

L. L.: Nous l’avons décidé d’un commun accord avec Roberto Deidier, curateur de l’œuvre et préfacier de ma traduction. Il faut savoir que Penna n’était jamais satisfait des recueils de ses poèmes, qui étaient en général choisis par ses amis (notamment Pasolini). Il s’en plaignait à un tel point que l’éditeur, Livio Garzanti, en 1972, le somma de choisir lui-même les corpus de ses poèmes, dans une sorte d’auto-anthologie. Avec la grâce et la malice qu’on lui connait, Penna mit en exergue de ce volume, paru en 1973, la déclaration suivante: «Voici les poèmes que j’estime le plus, en dehors du jugement des critiques. Il s’agirait donc, en fin de compte, de ce que je voudrais laisser à la postérité, si postérité il y aura».

J.D.: Sandro Penna est un auteur exigeant et à la confluence de plusieurs courants. La traduction a-t-elle été difficile à mener? Avez-vous été confronté à des obstacles ou des singularités liés à ce travail? 

L. L.: Bien entendu, la traduction de la poésie n’est pas une affaire de tout repos. Dante parlait, à propos de la poésie, d’un «legame musaico», d’un lien entre son et sens impossible à dénouer et à retrouver dans un autre idiome… mais la traduction poétique est aussi un défi exaltant. Celle de Sandro Penna est particulièrement ardue pour plusieurs raisons. D’un côté, il y a sa langue: limpide et lisible, mais bien implantée dans une tradition qui voit dans l’hendécasyllabe et la rime une source non pas de déclamation, mais de prosodie (jusqu’à la limite d’une certaine «narrativité» du vers). S’y ajoutent grand nombre de citations de la tradition littéraire italienne, souvent marquées par un usage narquois ou coquin de cette même tradition, car il s’agit en grande partie de scènes (homo)érotiques où notre poète semble s’amuser tel un jongleur. Cette vaine presque picaresque – d’un érotisme quotidien, minuscule, angélique et incarné à la fois – est traversé par des courants sombres, des troubles archaïques, des nappes de mélancolie, comme dans le Satyricon de Fellini ou le Décaméron de Pasolini. Pour le traducteur, il s’agit de retrouver, dans un français le plus possible lisible et léger, l’écho de cette ambivalence, sans vouloir en gommer les aspérités parfois déroutantes, ni les sonorités plus enfantines. L’une des découvertes de Roberto Deidier, lors de l’établissement de son édition critique, a été par ailleurs la conscience que toute la production de Sandro Penna a été composée entre les années trente et les années cinquante du XXe siècle. De mon côté, j’ai donc essayé de garder à l’esprit cette distance temporelle, tout en cherchant à restituer la «grâce» qui a rendu célèbre cet auteur. Piero Bigongiari parlait fort à propos d’une «fleur sans tige apparente». Comme toujours en traduction, il s’agit d’un travail d’équilibriste et chaque texte pourrait être déconstruit et traduit autrement (pour mon plus grand plaisir) à l’infini.

J.D.: Il est également connu pour avoir célébré l’éros homosexuel dans son œuvre poétique. Quelles sont les spécificités de sa poésie à cet égard? 

L. L.: Sandro Penna aurait été horrifié d’apprendre qu’il était un «auteur homosexuel» ou pire «gay» ou «LGBT»! Il vivait à une époque où l’homosexualité était considérée comme un crime. Pourtant, il ne s’en cachait pas, il était même fier de cette obsession qui traverse toute son œuvre, comme un hymne vitaliste à la beauté de l’existence en plein air. Il se définissait lui-même comme «pédéraste», en empruntant ce terme aux théories de Hirschfeld, de Gide ou de Cocteau, qui voyaient dans les amours masculines une résurgence des coutumes de la Grèce Ancienne. Il s’agissait d’une lecture anachronique de la réalité historique, mais qui dédouanait des passions alors interdites sous le signe de la tradition philosophique. Dans sa poésie, par ailleurs, cette obsession pour le corps des jeunes hommes prend des allures plutôt mystiques. Sa figure centrale en est le «fanciullo», un ange dont les attributs érotiques sont souvent sublimés, mais avec une pointe d’ironie toute pennienne. Là où l’érotisme de Penna me paraît plus actuel, toutefois, c’est dans son attitude absolument libre vis-à-vis des conventions, des normes et des carcans qui définissent ce qui est normal, vivable et nommable. Je m’avancerais même jusqu’à dire que Penna est un auteur queer, non-essentialiste, écologique, comme en témoigne son amour immodéré, dans son grand âge, pour son chien Black… mais attention, on ne peut pas non plus superposer la biographie si particulière de Penna et ses vers. C’est sa poésie qui est liquide, indomptable, trouble-frontières!

J.D.: D’autres poètes homosexuels ont chanté la beauté du corps masculin, comme Gustave Roud, que vous avez traduit en italien. Pensez-vous qu’il existe des similitudes entre ces deux auteurs contemporains dans leur traitement de l’homoérotisme? 

L. L.: Stylistiquement et intimement, ces deux poètes sont à l’opposé. Roud consigne à la page, après un passage par son journal intime, une prose poétique solennelle et schubertienne qui cherche dans la nature, en grand lecteur de Trakl et de Novalis, les signes d’un paradis perdu. C’est un poète du sacré et le corps masculin est l’expression d’une passion, certes, mais qui se nourrit d’élévation. Par ailleurs, dans ses œuvres, les figures masculines ne sont jamais dégagées de leur contexte campagnard et naturel. Penna est au contraire un flâneur citadin, dont les images dominantes sont celles de l’eau des baignades, du miroitement de la beauté et des détails crus – hommes qui pissent, drague dans les vespasiennes, amours d’un soir – , qu’il arrive à hisser à un niveau poétique grâce à un procédé de métaphorisation et de miniaturisation. À quelques exceptions près, ses textes ne comptent que quelques vers, une ou deux images, traversées par un sentiment du passage du temps qui en fait la force secrète. Roberto Deidier définit ces poèmes comme des anamorphoses, à l’image de certains tableaux de Holbein, où l’on voit apparaître un crâne humain si l’on observe l’image de biais et qu’on oublie les lois de la perspective.

J.D.: Vous avez publié de nombreux romans et recueils de poèmes depuis vingt ans. Que reconnaissez-vous, en tant qu’écrivain et poète, dans la démarche de Sandro Penna? 

L. L.: Les influences qu’un écrivain ou une écrivaine subit, admet ou revendique sont en réalité un vaste territoire, un réseau de lectures stratifiées qui finit par constituer un terreau d’où peuvent surgir de nouveaux agencements et des nouvelles formes. Il ne s’agit que rarement de correspondances directes et de filiations visibles. Il n’y a apparemment rien en commun entre l’œuvre de Penna et mon travail poétique et surtout narratif, même si on peut entrevoir des similitudes dans certains livres (dans le recueil Quasi amore, par la force des choses…). Mais Penna est un maître de vie en poésie, un aiguillon éthique. Il est le chantre de l’exigence et de la liberté d’être toujours à contre-courant, sans se soucier des jugements et des regrets; ni de la gloire. Penna est têtu, désagréable et narquois, roublard et turbulent, innocent et infidèle. C’est sur les pas de sa «démarche», comme vous le dites, que j’aimerais bien – avec toutes mes limites et mes doutes – trouver l’instable équilibre d’une écriture à jamais intranquille, insoumise, et bien entendu queer.

J.D.: Bien que l’œuvre de Sandro Penna ait été l’objet de nombreuses traductions en français, elle reste peu connue en Suisse romande. Selon vous, quelles raisons peuvent être avancées pour expliquer le manque de reconnaissance de cet auteur italien important dans le monde francophone?

L. L.: En effet, la réception de Penna dans l’espace francophone est étonnante. Bien que traduit assez tôt par des grands noms de la culture française – Dominique Fernandez, René de Ceccatty, Bernard Siméone – son œuvre est toujours restée cantonnée à de rares cercles d’amateurs. Si l’on pense que Pasolini déclarait que Sandro Penna aurait dû recevoir le Prix Nobel à la place de son contemporain Montale, on comprend mal cette réticence à accueillir son œuvre dans le canon littéraire. Mais il s’agit d’une poésie un peu hors de son temps et du temps, qui dégage une «étrange joie de vivre» (pour reprendre le titre d’un de ses livres) et dont le balancement cyclothymique entre insouciance et langueur proustienne – servi par une syntaxe changeante – est difficile à transposer dans une langue cartésienne et logique comme le français. Je pense que quelque chose, un parfum, une mélodie, une incarnation subtile de cette poésie est difficile à traduire sans l’alourdir. Penna était peut-être, pour citer le mot de Verlaine sur Rimbaud, en dehors de toute littérature. J’espère que ce nouveau livre de traductions, tout imparfaites et tâtonnantes qu’elles soient, pourra étendre le cercle de ses lecteurs.

Propos recueillis par Janett Donis