Publié aux éditions Cheyne, le troisième ouvrage poétique de Julie Delaloye, intitulé S’il reste une voix, vient de paraître. La poétesse y explore l’essence de la voix, du corps et du langage à travers ce silence «à l’origine de la parole». Entretien.
Morgane Heine: Votre dernier ouvrage, S’il reste une voix a été publié aux éditions Cheyne cet automne 2025, dix ans après Dans un soleil de février et Malgré la neige, parues en 2008 et 2015. Avez-vous constaté des changements dans votre écriture ou votre manière d’écrire depuis vos précédentes œuvres?
Julie Delaloye: L’écriture de S’il reste une voix s’est faite dans la continuité du précédent recueil. Cette continuité s’inscrit dans l’origine de l’écriture, dans ce qui a toujours mis en mouvement chez moi l’acte d’écrire. Les années accueillent immanquablement, mais avec joie, par ailleurs, un acte de sédimentation, d’une épaisseur qui vient façonner la mémoire. Le sujet quant à lui, ici celui de la voix et du silence, vient à modifier la forme de l’écriture. Une écriture qui s’accroit en densité, en verticalité. Le silence est devenu un espace de travail poétique à part entière, presque une matière à façonner, à modeler. Les images sont plus épurées, moins descriptives: elles visent l’essentiel. Le rythme se resserre, parfois jusqu’à la ligature. Le poème n’expose pas: il cherche à tenir le silence, à respirer autrement.
M. H.: Le titre de l’ouvrage interroge la présence hypothétique d’une voix. D’où vient ce doute et vers quoi mène-t-il?
J. D.: S’il reste une voix est le cheminement à travers une énigme, celle du langage, et la tension ressentie devant la possible mise en échec de la parole.
À l’origine, il y a la première expérience du silence, un silence fait de beauté et d’absolu, où le monde s’est donné à sentir un jour. En soi et hors de soi, un silence comme un souffle qui traverse la nature, la montagne, le ciel, un murmure revenu de la terre, un balbutiement reconstruit à l’intérieur de soi, mot à mot, jusqu’au mimétisme, et qui ouvre la voie au poème, donne la voix au poète. L’usage des mots et celui du monde. Le silence à l’origine de la parole poétique.
Puis vient la connaissance d’un deuxième silence, celui de l’absence de parole, imposée par la perte et le deuil. Les voix aimées se sont tues, reste la résonnance du vide. À cela s’ajoute encore l’expérience de cet autre silence, celui de la parole empêchée, niée, ôtée, par ceux qui imposent un savoir ou un pouvoir. La parole n’est plus possible, n’atteignant pas son désir de clarté. La brèche est ouverte, le ravin se donne à sentir.
M. H.: Comment la voix passe-t-elle entre ces deux silences ?
J. D.: Il y a deux silences, celui où tout s’était donné à entendre (la voix du monde et sa propre voix) et celui imposé. Y a-t-il encore un espace pour la voix, pour le poème? Car la parole, c’est aussi la parole poétique. Comment reconstruire à mains nues cette parole pour qu’à travers nos bouches passe à nouveau le silence fondateur? Les notes derrière le silence se confrontent à cette réalité rugueuse.
C’est une quête qui (re-)commence, pour transpercer l’opacité du silence, trouver la parole à travers le silence, une part de silence vrai. Car le silence n’est pas l’absence de parole mais l’essence de la voix, celle qui entretient notre rapport le plus juste avec le monde. Dans cet entre-deux, oscillation fragile entre silence et parole, vient s’appuyer le poème, en un lieu où accueillir l’insaisissable.
Mais n’allant pas jusqu’à écrire une parole issue du néant, d’une nature inhabitée, c’est bien dans un moi que la parole s’enracine, dans une origine, qui est la clé. La mémoire des traces se doit d’illuminer un nom, car il s’agit aussi de redonner une place à l’homme dans l’histoire, même infime, simple fumée ou trace de ce nom, sur la montagne, attestant de notre passage. La dignité de l’homme et sa parole prennent racine dans la mémoire de ceux qui se souviennent. Et témoignent encore. La voix natale.
Ce qui compte, ce n’est plus de vaincre le silence mais de le retrouver à travers la parole. Il s’agit de renouer dans le langage avec cette voix qui ne s’est finalement jamais totalement tue, à l’image de ces ruisseaux qui circulent sous la terre, comme cachés, avant de resurgir plus loin. S’il reste une voix, ce n’est pas celle qui intensifie le monde, non, c’est celle qui rend au monde son intensité et sa grandeur. En un mot qui restitue le feu. En dépit du reste. Reste au poème ce qui aurait pu être perdu ailleurs.
M. H.: Le langage et la voix sont intimement liés au corps humain. Que représente pour vous cette voix par rapport aux différents corps, qu’ils relèvent du monde naturel ou médical?
J. D.: La voix est ce mouvement invisible, et pourtant indissociable du corps, un souffle jailli des poumons, entré dans une cage de résonnance, façonné par les cordes, la langue, les lèvres. Tout comme le corps, elle partage une frontière commune entre notre monde intérieur et l’extérieur. Mais la voix va plus loin. Elle porte le dedans, et s’immerge dans l’extérieur, dans la terre, dans les fleuves, jusqu’à être remodelée par cet extérieur, par les différentes matérialités qu’elle rencontre (eau, air). Elle est la seule à porter en elle ces deux corps, à s’enrichir de l’un et de l’autre et à les traverser.
M. H.: Finalement, comment a évolué le rapport entre le corps, le langage et la nature depuis vos précédentes œuvres ?
J. D.: Le rapport originel reste fondamentalement le même. Au commencement de l’écriture, il y a eu un pressentiment ressenti très tôt, très fortement, de la beauté et de la force du paysage sur le corps et la langue, une résonance possible entre ces mondes, dont il fallait pour les rendre perceptibles en faire l’écoute attentive, en être le témoin. Cet émerveillement premier persiste toujours, avec évidemment une empreinte de plus en plus forte de l’expérience vécue chaque jour, notamment par la sédimentation des images, et les connaissances. Je suis de plus en plus frappée par la correspondance entre un corps et la nature. Derrière l’enchevêtrement des tissus, quelques ondes d’ultrasons réfléchies entre le noir et le blanc, nous donnent à voir une galaxie ou des constellations. Ces ondes comme les mots s’empilent et forment les couches qui redessinent un paysage, un organe ou la mémoire.
Les poètes qui m’accompagnent depuis toujours sont ceux qui ont mis en moi le désir d’écriture et le mouvement. Vers une métamorphose ici et maintenant. Cette quête se poursuit aujourd’hui, par le questionnement, le creusement, de la correspondance entre corps, paysage et langage, mise en abyme par la poésie. De notre présence au monde.
Propos échangés par courrier électronique
avec Morgane Heine.