Le prix Louise Labé 2025 a été remis cette année à Angèle Paoli pour Voix sous les voix, ainsi qu’à Laurence Verrey pour De la soif, publié aux éditions Bernard Campiche. Entretien avec la lauréate romande.
Morgane Heine: Le 27 octobre passé, vous avez reçu le prix Louise Labé pour votre ouvrage De la soif publié aux éditions Bernard Campiche. Que représente pour vous la réception de ce prix?
Laurence Verrey: De l’inattendu. Un pont entre mes années de jeunesse et celles d’aujourd’hui: le nom de Louise Labé, poétesse de la passion amoureuse, ses sonnets brûlants et déchirés, son engagement en faveur de l’émancipation de la femme, au XVIème siècle en France, m’ont été révélés pendant mon adolescence au gymnase à Lausanne. Parmi d’autres voix de poètes sa voix libre, en filigrane, m’a accompagnée sur le chemin de l’écriture poétique.
Recevoir ce prix crée en moi un sentiment d’appartenance: choisie par un jury exclusivement féminin, par des femmes de plume et d’exigence, je me retrouve entre sœurs du combat d’écrire, aussi difficile qu’exaltant. De plus, je suis très heureuse d’être associée comme co-lauréate à Angèle Paoli, amie poète corse, co-créatrice de poèmes, lors d’un «jumelage poétique» à L’Isle-sur-Sorgue et lors des Salves poétiques à Morges.
M. H.: Votre précédent ouvrage Lutter avec l’ange publié en 2021 également aux éditions Bernard Campiche offrait un récit personnel qui revenait à la source de l’écriture. Dans quelles continuités ou ruptures se place votre œuvre poétique De la soif vis-à-vis de celui-ci?
L. V.: Les deux ouvrages sont habités par la même recherche fondamentale, une lutte pour conquérir la parole. Lutter avec l’ange représente bien une rupture dans l’ensemble de mon œuvre poétique, par la forme choisie d’un récit de vie, en prose narrative. Mais plus encore, l’ouvrage rompt avec le silence, le sacrifice et la résignation des femmes, par la signature d’un pacte d’écriture symbolique; l’ange de l’écriture m’y entraîne dans un jeu de la vérité, qui d’affrontement en affrontement justifie la lutte et son intégrité.
De la soif au contraire, sorte d’anthologie personnelle, présente une même liberté formelle que celle de mes recueils précédents: par des choix de formes variées, un goût pour des poèmes graphiquement très divers, il y a continuité dans le plaisir d’inventer, au gré des découvertes et du jeu des mots sur la page. Un lien clair avec Lutter avec l’ange est la nécessité de délivrer la voix de ses entraves héritées. Si dans ces poèmes vibre davantage de colère, et une forme de violence en réponse au naufrage du monde, un appel à la fraternité y a sa place, un «émerveillement retrouvé comme le sel élémentaire». Et l’écriture est là pour relancer le sens et la ferveur de vivre, elle dit l’humilité d’une soif «déposée dans l’osier d’un berceau».
M. H.: L’ouvrage reprend des poèmes que vous aviez parfois déjà publiés pour proposer une nouvelle œuvre. Comment avez-vous cherché à construire cette dernière et de quelle manière avez-vous choisi de faire dialoguer les différents textes?
L. V.: L’ensemble est constitué de sept parties de sept poèmes. Deux d’entre elles ont une unité due à l’origine de leur composition: «les poèmes des Cartes» ont fait l’objet de l’exposition Topographie poétique en 2021, avec les encres de Louise Beetschen; et «les Iles» sont des poèmes publiés dans la Revue de Belles-Lettres, écrits lors d’un voyage dans quelques îles de Grèce.
En ce qui concerne les autres sections, j’ai rassemblé les textes par affinités thématiques, chacune des parties portant sur son front la lettre F, comme la première note d’un morceau de musique. Parallèlement, j’ai eu une vision d’élargissement de la perspective, et travaillé dans ce sens: Fièvres part de l’expérience intime d’une parole entravée, d’un je corseté pour rejoindre les Flux d’une «famille de passage», qui entraîne le je vers un nous, dans une fraternité «des errants de la langue» que nous sommes. J’ai aussi voulu alterner poèmes de légèreté et poèmes de gravité. Un des textes de Feux poursuit la vie invincible, serait-ce par la grâce infime d’un «insecte toujours plus vif que la main qui voudrait l’écraser». Frondes est traversé par «l’énergie d’un petit iota fluide et impulsif qui souffle sur le bourbier du monde». Enfin les poèmes des Fugues entendent restituer la vie, les parfums, les couleurs, la lumière et mon amour pour les pays traversés, les appels du lointain, ce «chant de larmes qui monte de la terre d’Arménie» ou la danse qui défie le malheur.
M. H.: Qu’évoque pour vous la soif et en quoi représente-elle un thème transversal de l’œuvre?
L. V.: Plus qu’un thème, la soif est cette tension primordiale qui accompagne l’existence. Besoin vital, toujours inassouvi, la soif me rattache à l’enfance, elle me parle d’impuissance, de fragilité; mais aussi d’éveil et de mouvement, d’une force de désir pour ren(contrer) le manque, toujours à l’œuvre. «[…] nous buvons à la soif qui ne meurt pas.»
À la fois creusée et comblée par l’écriture, elle a partie liée avec l’inquiétude, l’inconnu, l’incertitude de la quête. Lorsque j’ai cherché un titre pour cet ouvrage, le mot soif m’a soudain sauté aux yeux comme étant celui qui vit depuis toujours, dans chacun de mes recueils, mais sans que j’en aie pris conscience jusqu’à ce jour. Fil rouge ou obsession?
Dans les poèmes rassemblés ici, la soif a la présence discrète de l’eau, du glacier qui veille encore, elle est vœu ou prière. Et surtout c’est la figure d’Antigone qui incarne la soif, par la compassion des peuples pauvres, par le pouvoir du chant et le refus de la haine, par l’appel à «un horizon pour la paix désirée».
M. H.: Finalement, comment envisagez-vous le travail de la langue à travers le vers libre dans votre écriture en général et dans cette œuvre en particulier?
L. V.: En toute liberté et suivant mon instinct poétique, mes tâtonnements dans le plaisir d’expérimenter les jeux infinis du poème dans l’espace de la page. Mon laboratoire intime d’écriture ne livre pas ses secrets! Le travail du «vers libre» me met en joie!
Propos échangés par courrier électronique
avec Morgane Heine.
Retrouvez la Laudatio de Sylviane Dupuis sur le site du prix Louise Labé.
Photographie de Philippe Pache.