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Nuit Scribe, un premier recueil déjà primé: entretien avec Eva Marzi

Après un doctorat en Sciences sociales, Eva Marzi a étudié l’écriture littéraire à la Haute école des arts de Berne pendant deux ans. De ces études découle un travail sur la langue et un recueil publié aux éditions d’En Bas ce 8 mars 2022. Ce recueil aborde les questionnements de la jeune autrice au moyen d’évocations vives: dans la langue et en poésie, qu’est-ce qui signifie? Comment un mot ou un blanc deviennent-ils signifiant?

Julie Heger: Vous avez notamment étudié à la Haute école des arts de Berne l’écriture littéraire. Hormis l’occasion de vous consacrer à l’écriture, que vous a apporté cette formation?

Eva Marzi: Cette formation a permis de belles rencontres, notamment avec les mentors. Des amitiés sont nées de ces échanges réguliers autour d’un amour commun: la poésie, mais pas seulement. L’écrivain Pierre Lepori me disait: «on peut discuter de la structure d’un recueil ou de la congruence de certaines images (c’est ici un métier à apprendre), mais pas du contenu du poème lui-même: si on le décrit, il disparaît.» C’est aussi ce que la formation m’a transmis: la poésie se partage en se passant de mots, et ne remplace pas la vie.  

J. H.: Nuit scribe, qui s’intitulait initialement Le Pouvoir des verbes tus, est votre premier recueil. Comment s’est construite cette œuvre? Quelles idées vous ont poussée à la composer ainsi?

E. M.: Je n’ai pas pensé à la construction du recueil en écrivant, c’est venu après. Le recueil est né sur une courte période, en automne 2018. Il correspond à des questionnements que j’avais alors, sur la métaphore du langage (sous-tendue par la présence d’une tour, disparue ensuite du texte), sur le rapport à la nature et la découverte de lieux, des sensations de voyage. Je n’ai pas de phase réflexive avant l’écriture, pas de thème sur lequel j’écris volontairement: plutôt des obsessions temporaires, des rêves éveillés qui reviennent en boucle. D’où la difficulté, par la suite, de structurer ce que j’avais écrit! Le travail d’assemblage s’est finalement opéré naturellement car les poèmes étaient tous issus d’une même veine. Je n’avais pas conscience, à l’époque, qu’un recueil a aussi sa propre narration, un début et une fin. Je garde cela en tête pour le prochain!

J. H.: Vous êtes bilingue. Votre ouvrage est d’ailleurs traversé par des interrogations sur la langue, sur le signifiant. Y a-t-il une scission entre les langues que vous maîtrisez et les identités qu’elles construisent?

E. M.: Pour dire la vérité, je ne suis pas bilingue: je l’étais vers l’âge de 4-5 ans avant de commencer l’école. J’ai tout oublié de cette période, de cette identité. Écrire en italien a été l’occasion de renouer avec une langue secrète, la langue de mon enfance, que je ne maîtrise plus. C’est aussi la langue de la honte, celle que l’on ose plus parler en famille de peur de commettre des fautes et d’être démasquée, de décevoir les parents et les grands-parents. L’écriture m’a offert un espace neuf, où j’ai pu renouer avec cette langue incognito et accepter mes faiblesses.   

J.H.: Vous écrivez, dans ce recueil où vous interrogez la langue et le pouvoir du verbe, en vers libre. Pourquoi ce choix de forme?

E.M.: C’est très personnel, j’aime les formes nettes et courtes. J’aime sentir le blanc d’une page. J’ai souvent la sensation d’un trop de mots quand j’écris, et cette forme en vers me semblait une option reposante psychiquement. Si j’avais écrit des poèmes en prose, j’en aurais forcément trop dit! Les vers libres m’ont servi de garde-fous, m’ont contrainte à passer implacablement chaque idée à la loupe. Cette écriture est aussi très musicale, grâce aux enjambements qui distillent le texte et créent des ruptures, des surprises. Peut-être qu’un jour, je ne craindrais plus d’être ensevelie dans ma propre logorrhée, et je pourrais écrire différemment.  

J.H.: Un autre élément qui revient dans votre ouvrage sont des lieux, suisses, italiens, qui semblent parfois vous hanter; vous parlez aussi de voyages. Qu’est-ce que ces paysages signifient pour vous?

E.M.: Je crois que les paysages sont des acteurs à part entière de nos vies, et pas seulement le cadre où elles se déroulent. Dans le recueil, chaque lieu est un espace que j’ai connu. Les forêts du Jura, les rives du lac, les campagnes italiennes. Ce sont souvent des lieux que j’ai redécouverts, qui m’environnent depuis l’enfance et dont je n’avais pas conscience. Après avoir voyagé dix ans autour du monde, j’avais soif d’explorer mon propre pays et ma région, la Suisse romande, celle que mes grands-parents italiens ont choisi pour moi. En discutant avec eux, je me suis d’ailleurs aperçue qu’ils connaissaient la Suisse mieux que moi qui y suis née: en tant que saisonniers, ils avaient travaillé à Lausanne, Morges, Neuchâtel, Sion, Bienne, Soleure, etc… Les allers-retours entre l’Italie et la Suisse font également partie de mon quotidien depuis que je suis enfant et il était presque naturel qu’ils apparaissent dans le recueil. Même si la région que j’évoque n’est pas directement liée à ma famille, l’Italie a toujours le parfum des origines, où que j’aille. 

D’un autre côté, ces paysages sont aussi un terreau pour l’imagination. Je ne prétends pas les décrire de manière parfaitement réaliste! Ils sont souvent énigmatiques, inquiétants ou merveilleux. Parfois, ils s’imbriquent à des espaces mythiques, à des peintures ou à des paysages issus d’œuvres littéraires. Le mythe de la Tour de Babel, par exemple, où la forêt du prélude à l’Enfer de Dante. 

J.H.: Le 21 mars prochain, à l’occasion du festival Printemps de la poésie, nous vous retrouverons au cinéma CityClub pour discuter de la notion de «paysage originel». Selon vous, la langue que vous cherchez, et dont vous rêvez, est-elle capable de transmettre la force de ces paysages fondateurs qui hantent et construisent l’identité?

E.M.: La langue parvient rarement à exprimer ce que nous avons de plus fort, de plus beau. C’est peut-être une tâche impossible qu’on lui confie. Mais dans l’effort pour s’accrocher aux mots et lutter avec eux, quelque chose se produit. Je trouve également beau de penser que certains de nos paysages originels, intimes et intérieurs, disparaîtront un jour avec nous. 

Propos recueillis par Julie Heger