Pour clore le festival 2022, la conseillère d’État vaudoise Cesla Amarelle, en charge de l’Éducation et de la Culture, nous a accordé un entretien. À la fin de son premier mandat, elle salue l’importance de la poésie dans la vie quotidienne et la scolarité. Elle revient également sur son action depuis les Assises de 2018 et livre son horizon pour les arts du langage.
Antonio Rodriguez: Mme la Conseillère d’État, qu’avez-vous pensé de l’investiture de Joe Biden et de la présence de la poétesse Amanda Gorman lors de ce moment solennel?
Cesla Amarelle: C’est un de ces moments qui vous donne des frissons. Ce poème s’inscrit dans un genre particulier, soit celui de la poésie engagée. Dans cette déclamation, il y a une énergie tellurique, quelque chose qui nous fait sentir que tout est possible. «The new dawn blooms as we free it», scande Amanda Gorman à la fin du poème. L’aube nouvelle se lève quand nous la libérons… quelle puissance!
A. R.: Vous arrivez au terme de votre premier mandat. Vous avez notamment œuvré à la suite des Assises en 2018 à la place de la poésie dans l’éducation scolaire. Quel bilan tirez-vous de votre aide à la poésie, à la culture en général?
C. A.: Parler de l’action publique pour soutenir la culture depuis 2018 doit évidemment tenir compte de la crise pandémique dont nous ne sommes pas encore entièrement sortis. La culture, à travers ses institutions et ses acteurs, a été touchée de plein fouet par les mesures sanitaires que nous avons dû prendre ces deux dernières années. Nous avons mis en place différents dispositifs tout au long de la crise avec pour seul objectif de préserver le monde de la culture du violent impact de la crise sanitaire.
Nous avons par exemple déployé une action de soutien aux éditrices et éditeurs de Suisse romande et du Canton de Vaud en permettant l’achat groupé d’ouvrages à destination des classes. On pourrait penser que, dans la situation extraordinaire que nous venons de traverser, la littérature et a fortiori la poésie jouent un rôle secondaire et que nous devons d’abord nous concentrer sur des soutiens ciblés aux différents secteurs économiques qui sous-tendent notre société. Il s’agirait d’une grave erreur. Il y a une citation de Nietzsche que j’aime bien : «Sans la musique, la vie est une erreur». Il en va de même pour la littérature et la poésie.
S’agissant du renforcement de la place de la poésie à l’école, mon département continue à promouvoir une politique de la lecture, de la mise en voix pour tous les élèves, et nous privilégions également les rencontres avec des auteurs qui sont, heureusement, désormais à nouveau possibles. La poésie, notamment sous ses formes actuelles – comme le rap ou le slam –, a toute sa place dans nos cursus scolaires!
A.R.: La culture et la poésie vivent une mutation importante: le numérique, l’événementiel, les plateformes de streaming. Quel serait pour vous l’horizon d’une action politique dans ce domaine pour les prochaines années?
C.A.: L’arrivée du numérique touche de manière très diverse les différents secteurs culturels. En ce qui concerne le monde de l’édition par exemple, je suis frappée de constater à quel point le livre en tant qu’objet résiste plutôt bien. À mon sens, un poème fonctionne un peu comme un bon roman: il existe, car il est écrit quelque part dans un livre. Bien sûr, la poésie peut se dématérialiser facilement. Elle prend une saveur particulière quand elle se déclame, sur une scène, dans la rue ou sur les réseaux sociaux… Mais quelque part, je crois qu’elle ne peut pas exister, ou qu’elle ne peut pas survivre, sans un réel lien avec le support sur lequel elle s’inscrit et se fixe. Ce support peut bouger, mais le livre papier offre encore la plus forte concentration pour nos sens.
En ce moment, il y a une action qui me tient tout particulièrement à cœur et qui consiste à soutenir une belle manifestation qui permet aux classes d’aller à la rencontre d’auteurs. Je pense ici au Roman des Romands. Peut-être faudrait-il lancer une opération similaire en poésie?
A.R: Toucher de front au domaine de l’éducation est toujours un écueil. Comment la poésie ou la littérature peuvent-elles aider à créer une cohésion sociale sur des questions de société fondamentales?
C.A.: Je pense que cela dépend notamment du poète. En revanche, la littérature ou la poésie font du bien, car elles contribuent à soigner l’âme. L’écrivain espagnol Javier Cercas affirme dans un essai (Le Point aveugle) que «la littérature est omnivore» et que, dès lors, tout le monde peut y trouver son compte. Pas étonnant que dans cette période de choc des opinions, des expertises et des certitudes péremptoires, le roman soit plébiscité! Nous vivons une période difficile ou tout semble univoque et dichotomique, les camps sont soi-disant clairement délimités. Or, ouvrir un bon roman, se plonger dans un recueil de poésie, permet d’amorcer un dialogue apaisé avec une voix qui n’est pas la nôtre: celle du poète ou du narrateur. «Un bon roman est un récit équivoque», affirme encore Javier Cercas. C’est une histoire qui se tisse et se file entre un auteur et un lecteur.
A.R: Y a-t-il un poème qui est associé à votre parcours ou qui vous semble particulièrement important?
C.A.: J’ai été bercée durant toute mon enfance par la poésie hispanique et latino-américaine et ses œuvres d’une grande humanité. J’ai beaucoup lu Platero y yo de Juan Ramón Jiménez, récit de petits poèmes en prose de la vie d’un âne andalou, ou encore les poèmes de Gabriela Mistral comme Ternura que ma grand-mère aimait me lire avant de dormir.
Propos recueillis par Antonio Rodriguez