Dans une nouvelle recension, Pierre-Alain Tâche nous fait part de sa lecture du dernier ouvrage de Julie Delaloye S’il reste une voix, publié en 2025 aux éditions Cheyne.
Refermant le dernier recueil de Julie Delaloye, une injonction de Jean-Pierre Siméon, à propos de la poésie, me revient en mémoire. Valant tant pour qui en écrit que pour les lecteurs qu’elle espère, elle impose de la tenir non «comme un agrément, un ornement de l’existence», mais «comme une nécessité vitale». Or, l’engagement et l’écriture de la poétesse valaisanne me paraissent répondre très exactement à cette exigence, comme en témoigne le troisième livre que nous lui devons.
Son chant, ici, naît «derrière le silence» que lui oppose la disparition d’un être cher. Un silence habité que l’écriture se devra d’affronter pour en explorer le bruissement, l’incidence et le sens. Mais aussi pour en faire l’instrument d’une lente consolidation. Car c’est à cette condition qu’une voie sera laissée libre, possiblement, pour «la parole natale», au terme d’un travail du deuil qui, dans la dernière section du recueil, s’autorise enfin le mot «mère», si longtemps tu.
Sur la foi du titre de deux poèmes, il est tentant de tenir l’ensemble du livre pour un pèlerinage aux sources du souvenir jalonné de «stèles» dressées au bord du chemin où la vie continue. Elles sont là pour témoigner du pas gagné sur l’affliction par l’acte même d’écrire. Elles disent, du même coup, qu’il est possible, dans le monde offert, de trouver des éléments propices à la consolation et les motifs d’un plein retour à la joie d’exister. Mais, si la quête entreprise répond ainsi à une «nécessité vitale», il ne saurait cependant être question de la réduire à ses effets cathartiques. Il convient, en effet, de considérer que le propos de la poétesse est aussi, de toute évidence, de vérifier ce que peut la parole poétique et d’éprouver les conditions nécessaires à son surgissement. On ne s’étonnera donc pas que la question de la relation à la langue et à l’écriture s’invite dans le cours de sa création. Ainsi, métaphoriquement, de ces deux vers:
Après l’hiver viendra sur la semaison l’encre
qui nous mène à travers les cerisiers en fleurs.
L’environnement propice à cette résilience libératrice est celui du pays natal, celui de l’enfance heureuse, qui a partie liée avec la montagne, dans «les herbes hautes», les «pâturages» et les «rivières». (Le partage qu’il permet intervient aussi très souvent dans l’intimité de la «neige».) Mais c’est encore un lieu, plus printanier, qui se révèle dans la complicité des ancolies, des pivoines et des roses, dans la proximité des oiseaux ; un lieu où «habiter l’écart». (Et un beau poème d’évoquer la difficulté et l’enjeu d’une telle aspiration.). C’est enfin une maison où «garder le cœur […] à l’abri du vent, des syllabes perdues».
Dans tous les cas, une proximité avec la nature est à cultiver, à interroger, à entretenir par l’écoute et l’observation, puis à restituer en empruntant au «langage des talus» et en prêtant attention à la «leçon de l’aube». Et c’est ainsi qu’à partir du proche, du quotidien, du passé ravivé par le souvenir et du présent perçu comme un don, une poésie d’une belle tenue se déploie avec un constant souci de concision qui la porte parfois (et c’est là ma seule réserve) à la limite de l’ellipse. (Serait-ce qu’il s’agit de préserver ainsi le secret d’un accès à l’être ?)
Le recueil est le fruit d’une entreprise de longue haleine qui n’était pas sans danger. En effet, les exemples ne manquent pas où le deuil aura innervé des vers qui peinent à trouver la juste résonnance. En usant de rigueur et de patience, Julie Delaloye a évité l’écueil de la plainte en adoptant un ton tenu de part en part, qui ajuste la voix à la bonne distance, excluant ainsi tant la complaisance que la mièvrerie. L’outrance est, elle aussi, absente de ces poèmes. La mesure et le goût de la langue y façonnent une maîtrise qui favorise, par un resserrement de la forme, le jaillissement d’images d’une incontestable puissance expressive. Elles portent en elles une lumière naissante.
Des citations mises en exergue des deux dernières sections du livre, qui sont manifestement l’expression d’une reconnaissance envers des poètes aimés, aident à en préciser la visée. Elles convoquent, à bon escient, Maurice Chappaz et Yves Bonnefoy pour situer l’expérience poétique en cours dans la mouvance qu’elle s’est choisie au carrefour de la célébration d’une appartenance et d’un souci de réconciliation des mots avec le réel. Établissant un trait d’union entre L’Office des morts et L’Arrière-pays, elles laissent entrevoir ce lieu originel dont Plotin, à propos de l’Un, dit que «personne n’y marcherait en terre étrangère». Comme en témoignent déjà quelques poèmes du présent recueil, c’est à quoi pourrait bien aspirer, désormais, la poésie de Julie Delaloye. S’il reste une voix, ce sera ainsi celle qui aura acquis, de haute lutte, la force de
Ne plus se taire pour que nos voix
même affaiblies, même apeurées
élargissent à travers la nuit d’août
les mailles invisibles de la beauté.
Pierre-Alain Tâche